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TÁR - Todd Field

A propos de femmes puissantes et de cancel culture, Todd Field navigue en eaux troubles

Sorti le 25 janvier en France, après être passé par pléthore de festivals et avoir raflé au passage quelques beaux prix (dont la coupe Volpi de la meilleure actrice à Venise), Tár laisse derrière son passage des critiques presse dithyrambiques. Il faut dire que le projet est de taille, alliant ambition et mystère : pendant près de 3h, dans un écrin sobre et raffiné, on suit la grande Lydia Tár, cheffe d’orchestre mondialement renommée, dont le vernis de sa carrière sans faute se craquelle doucement lors d’accusations d’abus de pouvoir sur ses élèves, jusqu’à une chute inexorable.

Ce qui saute aux yeux dès les premières minutes, c’est le raffinement dont fait preuve Todd Field dans la réalisation, qui flirte avec un certain snobisme. Ce n’est un secret pour personne que le milieu de la musique classique est particulièrement violent dans sa capacité d’exclusion sociale, et à force de chercher à retranscrire ce sentiment, Tár se trouve être aussi excluant que son sujet. Aux dialogues chargés de références pointues, de name dropping et de musique contemporaine, se superpose une mise en scène glaciale et feutrée qui fait la part belle au silence et à sa charge anxiogène. Finalement, il ne sera pas tant question de musique classique que de son milieu, chic, snob et impitoyable, dont la tonalité est déjà donnée pendant le générique d’ouverture.

Le pouvoir a un genre

Au centre de ce petit monde, Lydia Tár est reine dans son palais, naviguant entre les conférences feutrées, les dîners luxueux et la préparation de la 5e symphonie de Mahler. La mise en scène de Todd Field insiste sur la puissance de son personnage, à grands renforts de plans en contre-plongée et d’une Cate Blanchett figée et imperturbable. L’actrice avait affirmé lors d’une interview que le rôle de Lydia Tár avait à l’origine été conçu pour un homme, tandis que le réalisateur affirmait le contraire – quoi qu’il en soit, il n’est pas anodin que le personnage incarné par Cate Blanchett, “accessoirement” lesbien (c’est en tout cas ce que veut faire croire la mise en scène), revête des caractéristiques de genre associées à la masculinité : elle se définit comme “le père” de l’enfant de sa conjointe, a un style vestimentaire neutre qui détonne avec celui de ses élèves, et développe un comportement associé de manière abusive à “l’homme” dans le couple lesbien.

Certes, la notion de pouvoir n’a pas de genre, mais dans une société où il se conjugue en majorité au masculin, transvaser ce pouvoir sur un personnage lesbien à connotation masculine ne semble pas remettre grand-chose en question. Qui plus est, le fait de mobiliser un personnage lesbien pour incarner les déviances sexuelles du pouvoir ne fonctionne pas aussi facilement, puisqu’il s’insère dans un discours poncif où les lesbiennes sont continuellement représentées comme des prédatrices – et dont les diverses manifestations cinématographiques sont répertoriées par le média Lesbien Raisonnable.

Affreux, bêtes et méchants

De quoi parle réellement Tár ? Il est intéressant de noter que le film ne tranche jamais sur les accusations d’abus qui sont proférées à l’encontre de la cheffe d’orchestre, préférant se centrer sur les conséquences de ces accusations, c’est-à-dire sa chute tragique. Car le parcours de Lydia Tár est celui d’une personne qui ne s’adapte pas à la génération actuelle et à son désir de faire de l’intime une question politique face à l’universalisme de l’art – ce qui pourrait constituer une trame particulièrement intéressante, en plus de convoquer un personnage féminin antipathique et complexe.

Todd Field construit alors son récit comme une opposition : celle de la puissante Lydia Tár à une génération biberonnée aux réseaux sociaux et aux polémiques. Et c’est bien là que le bât blesse, car dans sa volonté de structurer cette opposition, Todd Field se perd dans le portrait peu subtil d’une génération bête et méchante : en témoigne la scène pivot du film, lors d’un cours de direction d’orchestre à la Juilliard School. Lydia Tár s’y retrouve confrontée à un élève pangenre qui refuse d’étudier Bach au nom de son sexisme, dans un dialogue qui semblerait écrit par Finkielkraut dans son meilleur portrait des wokistes, et qui laisse la part belle aux arguments de la cheffe d’orchestre. Au final, Todd Field choisit clairement son camp lorsqu’il dépeint la chute vertigineuse de Tár et sa fin grinçante ; et sa scène de fermeture résonne alors un peu trop avec le fameux “les accusations ruinent des carrières” qui ponctue la question des abus de pouvoir.

Merci à Mathéa Boudinet pour la relecture