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THE ERAS TOUR : et Taylor Swift créa le storytelling

La popstar mondiale, dont la tournée explose les records et arrive en version filmée sur Disney+, s’est bâti un trône solide dans le monde de la musique, grâce à une image publique habilement maîtrisée au fil des années. Et le cinéma n’y est pas pour rien.

Pour un accompagnement musical (playlist Spotify)

Impossible de ne pas la connaître en 2024. Le nom de Taylor Swift semble être partout où l’on regarde : dans la musique, où elle égrène les records de ventes et de prix ; dans l’économie, puisque sa tournée mondiale The Eras Tour atteint actuellement les 2 milliards de dollars de recettes ; et même en politique, où la chanteuse utilise son influence mondiale pour amener à un vote contre le parti républicain dans le cadre des élections présidentielles aux États-Unis.

En 17 ans et 10 albums, Taylor Swift s’est construit un empire, rendu solide par une mobilisation constante de ses fans et par une image publique savamment articulée au fil des années. Celle-ci n’est évidemment pas sans paradoxes, et c’est peut-être bien pour ça que l’on en parle autant. Engagée publiquement pour une politique progressiste sur les droits LGBT+, mais classée parmi les célébrités les plus polluantes par l’usage constant de son jet privé ; porte-parole d’un discours d’empowerment, tout en étant issue d’une famille extrêmement aisée financièrement ; icône d’un certain féminisme, tout en étant blonde, blanche, épilée : la figure de Taylor Swift fascine, intrigue et agace, justement à travers cet ensemble d’éléments qui semblent cristalliser tous les paradoxes du courant du féminisme pop. Mais au-delà de ces paradoxes, la chanteuse est régie par la quête permanente d’une authenticité émotionnelle, autant dans son image de célébrité qu’au sein de ses morceaux. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle ait mobilisé le moyen du cinéma pour structurer son image auprès de son public.

The jokes weren’t funny, I took the money

Retour en 2010, à l’époque de Fearless, son deuxième album. Chevelure bouclée et santiags aux pieds, la jeune femme a alors 19 ans et s’impose dans le genre de la country, qu’elle amène vers des horizons plus pop. Les désormais classiques « Love Story » et « You Belong With Me », qui battent des records d’audience l’année de leur sortie, consacrent ce qui deviendra à cette époque-là son image publique : un goût prononcé pour la romance adolescente (elle dira plus tard, pendant la tournée mondiale de l’album 1989, que « Love Story » était écrite d’après ses premières lectures sur l’amour), et un style angélique qui, couplé à ses origines du Tennessee, sa chrétienté et son style country directement relié à des États-Unis du sud conservateurs, la consacre rapidement en nouvelle « petite fiancée de l’Amérique ». 

Valentine’s Day - Copyright Warner Bros. France

Si chacun de ses albums correspond à une époque de la vie, telle qu’elle présente sa discographie aujourd’hui, Fearless est sans équivoque celle de l’adolescence et des rêveries éveillées. Une image cristallisée lors de sa première apparition cinématographique, dans la comédie romantique Valentine’s Day de Garry Marshall – un film certes médiocre, mais qui a rétrospectivement le mérite de figer sur grand écran l’image publique qui lui était attribuée à cette période. Structuré en film choral, Valentine’s Day suit la trajectoire de (très) nombreux couples, dont celui, secondaire, de Felicia (Taylor Swift) et Willy (Taylor Lautner), deux lycéens qui sont ensemble depuis peu et incarnent « la fraîcheur d’un nouvel amour » (sic) avec une intention comique assumée. Dans la lignée directe de Twilight, Taylor Lautner incarne un sportif bodybuildé, tandis que Taylor Swift campe une pom-pom girl naïve, présentée comme légèrement écervelée et égocentrique, et qui refuse d’avoir une relation sexuelle avec son petit ami. Difficile de savoir à quel point l’écriture du personnage précédait le casting (une autre actrice avait été envisagée avant Taylor Swift), mais son personnage dans Valentine’s Day semble aujourd’hui représenter le penchant négatif de l’époque Fearless et Speak Now (son album suivant), une cristallisation de la naïveté qui était accolée à sa musique et une ridiculisation de cet aspect angélique dont on fait ressortir les travers. C’est d’ailleurs une chanson de Fearless, « Today was a Fairytale », qui viendra clore le happy end collectif du film.

Ce n’est sans doute pas un hasard si, en 2013, la chanteuse fait une apparition brève mais mémorable dans la série New Girl. Entre-temps, ses albums Speak Now et Red ont généré un battage médiatique de sa vie sentimentale, où ses ex-amants sont égrénés avec dérision… Et suspicion. Dans la série pilotée par Elizabeth Meriwether et Zooey Deschanel, son personnage reprend ce même aspect déluré et dramatique mais avec une tournure franchement parodique, devenant rapidement un moment culte de la série. Déclarant son amour à un homme sur le point de se marier, elle déclame : « Je t’aime depuis la maternelle, j’écris sur toi dans mon journal intime et je peins des portraits de toi sur mon chevalet. Peux-tu m’emmener loin de toute cette folie ? » avant de s’enfuir avec son amant devant une foule interloquée. Un an plus tard, elle sort son cinquième album, 1989, dont les morceaux « Blank Space » et « Shake if off » tournent en dérision l’image qui lui est accolée de manipulatrice, d’hystérique, et de collectionneuse d’hommes.

New Girl, saison 2, ep. 25 - Copyright 20th Century Fox Television

I’m ready for combat, I say I don’t want that, but what if I do ?

Entre le carton historique de 1989 et la sortie de Reputation en 2017, trois années passent, sur lesquelles Taylor Swift revient dans son documentaire Miss Americana, diffusé sur Netflix en janvier 2020. Dans la lignée des documentaires biographiques, souvent pilotés par les artistes eux-mêmes (et qui représentent alors un puissant outil de promotion), Miss Americana est coproduit par Taylor Swift, et revient sur différents combats de la chanteuse : le harcèlement médiatique qui a conduit à son retrait de la vie publique pendant plusieurs mois avant la préparation de Reputation, ses premières prises de parole publiques contre le gouvernement de Trump, et son procès contre son agresseur sexuel.

Après les premiers pas country et la pop internationale, Miss Americana symbolise peut-être le troisième acte de la carrière de Taylor Swift, celui où elle se présente comme une artiste politique. Ponctué de séquences de composition et d’enregistrement, le documentaire est surtout axé sur la volonté de la chanteuse de prendre publiquement la parole sur ces trois combats, quitte à perdre une partie de son auditoire hérité de ses premières années. Tout en continuant à creuser le sillon de ce qui constitue le fil rouge de sa carrière : l’authenticité émotionnelle et l’image d’une artiste franchement sympathique, aux antipodes de la figure de la diva qui bat de l’aile aujourd’hui. On y voit donc la chanteuse jouer avec ses chatons, échanger avec ses fans, se livrer sur ses troubles du comportement alimentaire ou décompresser en silence à l’arrière d’une voiture après un concert musclé.

Copyright Netflix

Si cette authenticité fait mouche la plupart du temps, ce sont davantage les questionnements autour de son positionnement politique qui donnent du grain à moudre, et représentent le premier vrai paradoxe de la chanteuse. Lors des élections de mi-mandat en 2018, elle s’oppose à l’élection de la républicaine Marsha Blackburn pour le poste de gouverneur du Tennessee, en appelant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et à voter pour les démocrates. Une décision à contre-courant du début de sa carrière, marquée par son silence politique, et à laquelle son père s’oppose – puisqu’il touche une part sur l’entreprise représentée par la jeune femme. C’est davantage l’aspect dramatique de cette décision, appuyé par la réalisation, qui peut rendre perplexe : à une période où de nombreuses personnalités artistiques avaient déjà pris position publiquement contre Trump avant son élection en 2016, était-il si révolutionnaire de la part de Taylor Swift de faire un appel au vote pro-démocrate en 2018 ? Y a-t-il une telle prise de risque venant d’une personnalité alors multimillionnaire — un fait que son capital sympathie a tendance à faire oublier ? L’artiste y argumente sa décision par le prisme des régressions des droits des femmes et des personnes LGBT+ annoncées par la candidate républicaine, avant d’affirmer « à ce stade, c’est le bien contre le mal ».  Une conclusion finalement consensuelle, représentative des paradoxes du « féminisme pop » (la diffusion d’un discours féministe à travers des artistes ou des œuvres grand public, qui implique une dépolitisation de ce discours – un courant cristallisé par le phénomène Barbie en 2023). Mais représentative aussi de ses résultats, puisque cette première prise de parole génère l’inscription de près de 170 000 personnes supplémentaires sur les listes électorales.

Finalement, Miss Americana réussit davantage son pari sur son aspect symbolique : celui d’un cheminement vers la parole publique et de l’éveil d’une conscience politique. Preuve, s’il en fallait, que la réelle qualité de Taylor Swift réside dans sa capacité à créer du storytelling, à raconter des cheminements mentaux et à structurer ses émotions pour leur donner du sens. En arrière-plan du documentaire, on suit la composition de Lover, son septième album, dont le vaporeux et galvanisant « The Archer » clôt le film tandis que la chanteuse enfile une tenue aux airs de Wonder Woman, avant de monter sur scène.

I’d like to be my old self again, but I’m still trying to find it

En 2019, Taylor Swift perd les droits de ses six premiers albums, suite au rachat du label Big Machine Records et à la cession de ces albums à un fonds d’investissement. Fait mémorable au sein de l’industrie musicale, elle réenregistre ces albums un à un ; une prouesse tant sur le niveau musical que sur le niveau juridique, puisque ces réenregistrements impliquent des acrobaties d’arrangements pour ne pas être qualifiés de plagiat tout en restant fidèle aux morceaux originaux. Ces réenregistrements, nommés « Taylor’s Version », sont accompagnés d’une promotion habile, puisqu’elle remet ses anciens albums au goût du jour tout en leur apportant une perspective nouvelle à travers des pistes complémentaires – et une possibilité d’appliquer, a posteriori, une nouvelle narration sur des œuvres passées. Car ces « Taylor’s Version » ont énormément contribué à véhiculer dans la culture populaire le concept de la era, une « ère » correspondant à un état d’esprit, une période de la vie ou une mise en scène de soi : la rêverie adolescente de Fearless, l’amour fou de Lover, l’empowerment de Reputation, la maturité émotionnelle de Folklore… Entre autres.

Lorsqu’elle réenregistre son quatrième album Red, en novembre 2021, elle accompagne donc les morceaux originaux de titres bonus, et notamment d’une version de 10 minutes du titre « All Too Well », chanson de rupture devenue iconique, écrite (supposément) à la suite de sa rupture avec l’acteur Jake Gyllenhall à 21 ans. Si la version originale du morceau évoque la difficulté d’une rupture amoureuse, la « 10 Minute Version » la complète par des couplets sur la différence d’âge du couple, la tendance masculine à systématiser des partenaires plus jeunes, et le regard adulte que pose la chanteuse sur la relation passée. Pour accompagner cette nouvelle version du morceau, Taylor Swift tourne également un long clip de 15 minutes, présenté comme un court-métrage, diffusé le jour de la sortie de l’album réenregistré.

All Too Well : the Short Film présente Sadie Sink (la révélation de la série Stranger Things) et Dylan O’Brien (principalement connu pour son rôle dans la série Teen Wolf, à défaut d’autre chose) dans les rôles de « Her » et « Him », tandis que Taylor Swift campe le personnage de Sadie Sink adulte pour clore le court-métrage. Le film dépeint les différentes étapes d’une relation mourante et de la rupture qui suit, en mettant l’accent sur le ressenti de la jeune femme et sur le déséquilibre de la relation, adaptant souvent mot à mot les paroles de la chanson. Si le court-métrage a reçu des louanges de la critique (le magazine Variety a même comparé la réalisation de Taylor Swift au cinéma de Noah Baumbach, réalisateur de Marriage Story), la réalisation est, disons-le, franchement creuse, et les lignes de dialogues hors chanson sonnent faux. C’est davantage l’intention, plutôt que le résultat, qui a autant mobilisé les fans pour créer le buzz autour de ce court-métrage, puisqe tout amène à supposer que Taylor Swift ait réalisé chaque plan en fonction de son propre souvenir de la relation, engageant le public à une empathie immédiate. Malgré son statut hybride, mi-court-métrage mi-clip, All Too Well a notamment été diffusé aux festivals de Toronto et Tribeca, ainsi que dans quelques salles de cinéma, marquant la première vraie incursion de la chanteuse en tant que réalisatrice.

There goes… the loudest woman this town has ever seen

Après la sortie, fin 2022, de son dixième album Midnights, Taylor Swift annonce sa tournée mondiale, The Eras Tour, un projet gargantuesque de 150 concerts de plus de 3 heures, qui reprennent l’ensemble de sa discographie, album par album. L’artiste est déjà habituée aux tournées mondiales composées de concerts impressionnants, véritables shows à l’américaine mobilisant des scénographies audacieuses et des dizaines de danseuses et danseurs sur scène – notamment depuis la tournée mondiale de l’album 1989, tenue en 2015, qui marque un véritable tournant dans sa carrière, autant pour ce qui touche à la scénographie qu’à sa performance vocale. Avec The Eras Tour, elle propose un véritable voyage dans le temps en dix actes, attribuant à chaque album une era différente, que suivent les costumes, les codes couleur, les décors, et l’implication du public. 

Plus qu’un concert, The Eras Tour lorgne souvent du côté de la pièce de théâtre, certaines chansons faisant l’objet d’un scénario et d’une scénographie à part entière – « Willow » est interprété sur un sabbat de sorcières, « Tolerate it » lors d’un dîner où Taylor Swift chante sa passion non réciproque à un comédien. Toute la era de Folklore, son 8e album aux accents acoustiques et intimistes, s’accompagne d’une scène cottagecore autour d’une cabane, dans une forêt chargée de mousse. Sans parler de l’album Reputation, le plus sombre et revanchard de la chanteuse, où elle s’en donne à cœur joie en réinvestissant le mythe de la femme vénéneuse, et charge la scénographie de serpents, depuis l’introduction dramatique jusqu’à son costume et celui des danseuses. La tournée n’est pas encore terminée, mais de nombreux critiques l’ont déjà comparée aux shows de Broadway et ont vanté sa dimension épique, la richesse des scénographies, et la capacité de la chanteuse à tenir en haleine des stades entiers.

Rien d’étonnant alors à ce que la version filmée du concert, sortie dans les salles de cinéma en octobre 2023, ait fait un véritable carton, jusqu’à amener certains distributeurs à décaler la sortie en salles de leur film pour ne pas souffrir de la concurrence. La captation de The Eras Tour se regarde comme un film, avec un personnage principal qui met en scène sa propre histoire, un scénario, une photographie, des comédiens… Et qui redonne une cohérence à un cheminement musical et personnel. Il a aussi cela de fascinant qu’il est présenté comme une apothéose, un climax, qui amène à regarder le chemin parcouru pour en arriver là. Car The Eras Tour est en quelque sorte la réunion de tous les éléments de storytelling qui ont fait la force de Taylor Swift : engager ses fans dans l’intimité même de ses chansons, pour créer un lien étroit entre sa propre vie et la leur, et transformer ce lien en blockbuster.

Et qu’en adviendra-t-il après ? L’artiste, qui ne chôme décidément jamais, a déjà annoncé la sortie de son album à paraître le 19 avril 2024, The Tortured Poets Department. Mais elle prévoit également de repasser derrière la caméra après All Too Well, pour réaliser cette fois son premier long-métrage, un projet encore inconnu porté par le studio Searchlight Pictures, dont elle signera également le scénario. L’emballement médiatique s’essoufflera-t-il ? Jusqu’ici, en tout cas, il s’agit d’un sans-faute.

MARIANA AGIER