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VERSUS - L’ETE DERNIER, Catherine Breillat : CONTRE

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Filmer les corps ou filmer les individus

Dans L’été dernier, Catherine Breillat revisite ses thèmes de prédilection avec son penchant caractéristique pour les corps désirants et désirés. Adaptation fidèle de Queen of Hearts de May el-Toukhy, le nouveau film de la réalisatrice est malheureusement tout sauf provocateur. Malgré son sujet polémique, à savoir des relations incestueuses, le film ne parvient pas à déterminer son point de vue, résultant en un exercice de style complaisant et médiocre.

Le jour même où la sélection officielle cannoise a été dévoilée, les critiques avaient déjà commencé à célébrer le Retour avec un grand R de Catherine Breillat — pas celui de Catherine Corsini, on est bien d’accord. Après une quasi-retraite de dix ans, la réalisatrice semble avoir pleinement tiré parti de la logique du "comeback", qui, d'une certaine manière, exige que le public aime ou du moins apprécie le film, surtout lorsque l'artiste en question est considéré comme un grand auteur. Breillat signe son retour en faisant un détour par le Danemark, avec l’adaptation de Queen of Hearts de la cinéaste danoise May el-Toukhy. Le film commence par une séquence assez brutale et brusque, avec un gros plan intrusif à la Breillat. La caméra se fixe sur une jeune fille pressée de questions violentes sur sa vie sexuelle par la voix ultra-confiante d’Anne, son avocate, pour la préparer au procès de l’auteur de l’agression sexuelle dont elle a été victime. L’expressivité et la force de cette scène sont saisissantes mais fugaces : on ne les retrouve plus jamais dans le film.  

On connaît bien cette femme : le personnage d’Anne incarne parfaitement les banalités des femmes bourgeoises que le cinéma français n’a jamais cessé de reproduire, souvent avec de mauvaises intentions. Même si Breillat elle-même n’est pas forcément dans cette veine, le personnage d’Anne, avec ses stilettos qu’elle porte en toute occasion, un verre de rouge à la main, accumule toutes les caractéristiques de cette figure archétypique dont l'existence est pour la plupart façonnée par les réalisateurs masculins. Avocate renommée, Anne mène avec son mari Pierre une vie tranquille et d’un ennui satisfaisant, jusqu’à ce que Théo, le fils de Pierre de son précédent mariage, débarque. Le personnage de Théo n’est pas moins familier — on l’a vu maintes fois, chez Ozon, chez Honoré ou chez Garrel : c’est le jeune garçon dont la masculinité est encore à fleurir, éphèbe tant idéalisé malgré ses imperfections. Au départ, Anne ne le supporte pas, sa nonchalance, son charme juvénile et son arrogance qui la poussent à bout. Théo, quant à lui, baigne dans l’indifférence — et dans l’hostilité vis-à-vis son père — ne pensant qu’à l’argent et au confort que ce dernier pourrait lui procurer. 

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L’Été dernier suit pratiquement la même trame narrative que Queen of Hearts. Par conséquent, on observe Anne et Théo qui plongent progressivement dans un jeu de pouvoir où Anne semble avoir l’avantage. Mais il arrive un moment où les étincelles jaillissent entre la belle-mère et le fils, provoquant des escapades de passion interdite. Le style de Breillat est souvent qualifié de provocateur, mais l'intimité entre ces deux personnages ainsi que leurs interactions sont très loin d'être convaincantes. Il est vrai que la cinéaste, toujours à la recherche des expressions corporelles du plaisir brut, incontrôlable et débridé, ne se soucie jamais de l’“alchimie”. Mais dans L’Été dernier, l’amour fou devient redondant, ennuyeux, et lorsque leur liaison est révélée, l’histoire semble s’effondrer sans le soutien d’un récit et de personnages solides. En fait, le film est le reflet de l'histoire qu'il raconte, car Breillat elle-même est prise dans son obsession pour les corps et le désir. Le reste ne sont que des détails mineurs et secondaires auxquels elle n'a pas pensé, ni avant ni après. Cependant, la relation entre Anne et Théo est influencée et transformée par de nombreuses variables que le film suggère mais n'approfondit jamais suffisamment. Les hypocrisies du milieu bourgeois, les différences d'âge, de position, de sexe et les jeux de pouvoir qui en résultent sont bien présents ; malheureusement, ils ne sont pas au cœur de l'intérêt du film.

À cet égard, l’un des problèmes majeurs dont le film souffre est qu’il ne parvient jamais à définir son point de vue concernant ses personnages et l'environnement dans lequel évoluent leurs relations. Adopte-t-il une perspective cynique ou comique ? Lorsqu’il s’agit d’Anne, cherche-t-il à dépeindre une figure glaciale prête à tout sacrifier pour son propre intérêt? Il semble être un mélange de tous ces éléments tout en n’étant aucun d'entre eux de manière définitive. Cependant, il faut reconnaître que Léa Drucker maîtrise avec brio toutes les persona que le film cherche à attribuer à Anne — même si ses réactions sont souvent à la limite de l’hystérie. Si le regard du film sur Anne reste ambivalent, celui qu’il porte sur Théo est extrêmement superficiel et indifférent. On parvient tant bien que mal à observer les complexités intérieures d’Anne. La manière dont elle adapte sournoisement son attitude et ses comportements selon la situation — mère aimante, amante passionnée ou girlboss en mode business — est beaucoup plus tangible. Mais Théo, bien qu’il soit présenté comme quelqu’un qui n’hésite pas à agir à sa guise (il cambriole la maison de son père, révèle sa relation avec Anne), finit par être réduit à un corps désiré sur lequel sont reflétées les passions d’Anne et les obsessions de la réalisatrice. Il est doublement objectivé. Breillat sait filmer les corps mais pas les individus : elle leur dérobe toute agentivité, ne laissant derrière elle que les cendres d’un désir consumé et un cinéma aride et égocentrique. 

ÖYKU SOFUOGLU