À Lotte H. Eisner, le cinéma reconnaissant

Par Lison Burlat

« Un peu comme des vers, nous passons notre existence sous terre, dans l’obscurité, ne remontant à l’air libre que le temps de nous sustenter ; et plus nous creusons sur terre plus nous avons faim de cinéma »

Lotte H. Eisner, J’avais jadis une belle patrie, p. 135

Lotte H. Eisner était de celles qui ont voué leur vie au cinéma. « Première femme critique de cinéma », clé de voûte de la Cinémathèque française, elle est une des plus grandes témoins de la vie culturelle européenne du xxe siècle. Trois ans après le documentaire que lui a consacré Timon Koulmasis, la publication de ses mémoires en français est l’occasion de lui rendre un femmage à la hauteur de son engagement. 

Nous devons la publication de J’avais jadis une belle patrie à deux femmes : Marie Bouquet, pour la traduction francophone – quarante ans après la publication initiale outre-Rhin –, et Martje Grohmann, malheureusement présentée comme « ex-épouse » plutôt que comme assistante de réalisation et co-scénariste. Grâce à elles deux, nous accédons au riche témoignage de Lotte H. Eisner, que l’éditeur réduit en quatrième de couverture à la beauté de ses jambes. Des quelque 400 pages qui nous sont données à lire, retenons plutôt son engagement sans faille pour la préservation du patrimoine cinématographique.

De l’archéologie à l’écriture de l’histoire du cinéma

Lotte H. Eisner n’est pas arrivée au cinéma par hasard. Née en 1896, à Berlin, dans une famille aisée, elle a très tôt été initiée à des pratiques culturelles diverses et valorisées. Elle tient de son père un goût précoce pour la littérature et la musique classique : il la « traînait », dit-elle, à tous les concerts de Richard Strauss. Au même âge, quatre fois par semaine, elle assistait à une pièce de théâtre. Elle devient une véritable fangirl d’Alexander Moissi, grand acteur autrichien de la première moitié du xxe siècle, jusqu’à en obtenir cent-cinquante autographes par l’intermédiaire d’un oncle « éloigné » – pas moins dévoué – qui travaillait dans le cinéma. « Dès qu’[elle] a appris à épeler les mots », elle s’est mise à composer des poèmes. Si plus tard sa plume sera mise au service de la critique d’art, elle écrira aussi des nouvelles, dont l’une est traduite à l’issue de ses mémoires.

Elle étudia l’histoire de l’art à Fribourg, Munich puis Berlin, en terminant par une thèse en archéologie qui marqua son intérêt profond pour la construction des images. Lassée d’une démarche scientifique « quasi bureaucratique », elle se tourne rapidement vers le journalisme. Elle fait ses premières armes à la Literarische Welt par l’intermédiaire d’Armin T. Wagner, poète en vogue à l’époque et futur grand photographe du génocide arménien. Elle écrira ensuite pour le Berliner Tageblatt, où elle ne sera autorisée à signer que de ses initiales, puis pour le Film Kurier, quotidien de cinéma le plus vendu en Europe dans les années 1920, après une rencontre décisive avec Hans Feld. Elle croisera, dès lors, la route de réalisateurs majeurs – Fritz Lang, Georg Wilhelm Pabst, Werner Herzog, etc. – en s’efforçant toujours de les observer au travail, dans les studios de cinéma, avec une attention particulière à la technicité et à l’art de la mise en scène. De rencontres en découvertes, ses mémoires transpirent de son enthousiasme fécond pour ce qui était considéré il y a un siècle comme un art « mineur ». Des femmes, elle en rencontrera aussi, d’une certaine Joséphine Baker – qui lui consacre une interview exclusive alors âgée d’à peine vingt ans – à Louise Brooks, en passant par Mary Meerson, mais celles-ci sont encore très rarement derrière la caméra. 

« La bonne à tout faire » de la Cinémathèque

Lorsque nous cherchons le nom de Lotte H. Eisner sur le site internet de la Cinémathèque française, il n’en ressort pas grand-chose. Son nom n’est même pas cité dans l’historique de l’institution. La Cinémathèque ne fait pas partie des institutions ayant soutenu la parution de ses mémoires en français. Lotte H. Eisner est elle-même ambigüe, en se désignant comme simple « employée », tout en rappelant que « dans les premières années, il n’y avait que Langlois, Franju et [elle] ». Elle a d’ailleurs rencontré les jeunes Henri Langlois et Georges Franju, reconnus comme les co-fondateurs de la Cinémathèque, en 1934, soit deux ans avant la création officielle de l’institution. Si l’initiative de conserver les archives du cinéma, en plein tournant entre le muet et le parlant, leur revient, nous devons à Lotte H. Eisner un sixième sens pour dénicher décors, affiches, bobines et photographies de tournage qui constituent une grande partie des collections du musée.

Juive, elle dût se cacher pendant la guerre, et se réfugia avec l’aide d’Henri Langlois dans un château à Figeac (Lot) ; elle y fut la gardienne de bobines menacées – parmi lesquelles celles du Dictateur de Chaplin. La guerre, ce fut pour elle cinq années de retrait, cinq années pendant lesquelles la Cinémathèque se structurera véritablement et gagna en légitimité. Ces cinq années « d’absence », parce qu’elle « était juive, allemande et célibataire [et] ne [pouvait] compter que sur [elle-même] », explique peut-être en partie son effacement. Mais c’est surtout parce que Langlois a toujours récolté toute la gloire de ce projet collectif ; jusqu’à lui mettre des bâtons dans les roues lorsqu’elle entreprit la rédaction de L’Écran démoniaque, ouvrage de référence dans l’histoire du cinéma.

Marie Epstein (1899-1995), binôme de Lotte H. Eisner et rare femme scénariste et réalisatrice à accéder à la reconnaissance dans les années 1920-1930, n’est pas davantage créditée par la Cinémathèque, malgré tout le soin qu’elle apportait à la conservation des trésors du 7e art : 

« [Marie Epstein] était notre infatigable archiviste, chez qui toutes les copies incomplètes et abîmées atterrissaient pour être restaurées. Des millions et des millions de mètres de films sont passés entre ses mains. Pliée en deux au-dessus de minuscules photogrammes, de notes de bas de page à demi effacées, de négatifs rayés, elle triait, nettoyait, coupait, assemblait ce puzzle sans fin, jusqu’à rester figée dans cette position voûtée »

Lotte H. Eisner fut souvent taxée de misogyne. Dans ses mémoires, elle se distingue d’ailleurs, à de nombreuses reprises et avec un certain mépris, du commun des femmes de son époque. Mais en la lisant, nous comprenons surtout la façon dont les femmes pouvaient être mises en compétition, pour mieux les empêcher d’accéder à la légitimité. Si jamais elle ne s’est qualifiée de « féministe », elle faisait partie des privilégiées à avoir conscience de leur condition féminine, et à déjouer les normes pour dédier leur vie à l’épanouissement intellectuel et la créativité. Moins rémunérée que ses pairs masculins, bien souvent reléguée à écrire des articles secondaires sur les garde-robes des actrices, effacée par l’institution à laquelle elle dédia une partie de sa vie, Lotte H. Eisner n’est que la pointe émergée de l’iceberg, d’une nébuleuse de femmes laissées dans l’ombre des grands hommes de l’industrie du cinéma.


Références mentionnées :

Lotte H. Eisner, J’avais jadis une belle patrie, traduit de l’allemand par Marie Bouquet, Paris, Marest, 2022, 440 pages.

Timon Koulmasis, Lotte Eisner – Un lieu, nulle part, 2021, 59 minutes.

Image d’illustration :  Lotte Eisner et l'être artificiel de Metropolis, Fritz Lang, 1927

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