EUPHORIA ET LA SEXUALITÉ : FÉMINISTE OU PAS ? – Partie 2
Cet article, écrit à quatre mains par Léon Cattan et Mariana Agier, est le deuxième volet d’une série de portraits sur les personnages de la série Euphoria, analysés à travers le prisme de la sexualité. Le premier volet est à (re)lire ici.
Maddy Perez
Pom-pom girl, petite amie du sportif le plus en vue du East Highland High School et cheffe de sa bande de copines, Maddy s’apparente, de prime abord, à un archétype vu et revu des teen series : celui de la reine du lycée superficielle et cruelle, l’incarnation d’une féminité à la fois grotesque et très conventionnelle. Mais au lieu de tomber dans un discours misogyne, Euphoria subvertit nos attentes en portant un regard compréhensif à l’égard du personnage, dépeint dans toute sa complexité.
Issue d’une famille latino-américaine des classes populaires, Maddy comprend très tôt qu’utiliser son apparence peut lui conférer du pouvoir. Habituée des concours de mini-miss, où des petites filles fardées et tout de paillettes vêtues s’affrontent sur scène, elle y apprend à soigner son image et à développer une esthétique exubérante qui la suivra à l’adolescence. Tout son ethos repose sur la tension entre le contrôle qu’elle exerce sur elle-même pour arriver à ses fins et la perte de contrôle engendrée par sa relation toxique avec Nate. A l’instar des héroïnes Scorsesiennes qui sont explicitement référencées dans la série – on peut citer Ginger McKenna (Sharon Stone), l’héroïne de Casino dont Maddy envie la garde-robe -, elle accède à une position de pouvoir qui lui a toujours été refusée (en tant que femme de milieu modeste) via un homme qui provoquera également sa perte.
Maddy n’est jamais vraiment à sa place dans l’univers de Nate. La famille de ce dernier représente après tout l’ordre patriarcal bourgeois, et elle projette sur Maddy toutes les peurs de la classe supérieure à l’égard de la jeunesse prolétaire. Selon les parents de Nate, Maddy attire trop l’attention, et elle est trop vulgaire - une perception qui est renforcée par son style et ses manières, qui rappellent celles des jeunes femmes qui peuplent la téléréalité. A cet égard, le premier épisode de la série dresse un parallèle puissant bien qu’involontaire : comme Loana, jeune femme bimboifiée par l’émission Loft Story dans les années 2000, Maddy s’adonne à un acte sexuel dans une piscine au beau milieu d’une soirée.
A cela s’ajoute un imaginaire raciste qui considère que les femmes latino-américaines sont des croqueuses d’hommes seulement définies par leur sexualité débridée. Et pourtant, Maddy tient tête et ne compromet jamais son identité. Au contraire, elle la revendique. Euphoria ne fuit ni devant sa profondeur ni devant la stigmatisation dont elle fait l’objet. Alors que sa manière d’être, de s’habiller et d’appréhender la sexualité pourraient être qualifiées de peu crédibles par le public, la série justifie les caractéristiques de ce personnage en fournissant une explication qui les légitiment.
Cassie Howard
« She fell in love with every guy she ever dated. » Plantureuse et romantique, Cassie Howard est l’un des personnages les plus fantasmés de la série. Son arc narratif est assez classique : Cassie est hantée par l’abandon de son père, dont elle cherche à retrouver l’amour dans chacune de ses relations hétérosexuelles, ce qui l’amène à céder à toutes les faveurs sexuelles que lui demandent ses partenaires. Habillée dans des couleurs pastel oscillant entre le bleu, le blanc et le rose pour exprimer la naïveté camouflée derrière son hypersexualisation, elle incarne, grâce à la prestation de Sydney Sweeney, un rapport compulsif à l’amour hétérosexuel et une nécessité permanente d’être validée par les hommes. Malgré une écriture assez stéréotypée, Cassie bénéficiait d’un traitement intéressant dans la première saison, avec un soulignement clair de la présence du regard masculin sur son corps. Mais les moments où elle n’est ni sexualisée ni fantasmée sont extrêmement rares : les scènes de nu de Sydney Sweeney sont nombreuses et souvent gratuites, et au nom d’un esthétisme discutable, Sam Levinson tombe rapidement dans les travers du male gaze qu’il cherchait à mettre à distance. A force de représenter Cassie comme objet de tous les fantasmes, son personnage reste très creux : il effleure des questionnements sur l’addiction amoureuse, mais ne s’attaque jamais réellement au sujet.
Cette tendance va se confirmer au cours de la deuxième saison où Cassie fait l’objet d’une descente aux enfers émotionnelle et où sa sexualisation, combinée à une grande détresse suite à ses déboires amoureux avec Nate, va devenir franchement problématique. De manière générale, la deuxième saison d’Euphoria présente beaucoup de défauts, à commencer par une structure scénaristique faiblarde, qui se perd dans de nombreuses séquences formalistes vides de sens ; et c’est notamment le cas avec Cassie en ce qui concerne la représentation de sa souffrance psychique. On pense notamment à l’épisode 4, qui se déroule pendant l’anniversaire de Maddy, où une Cassie enivrée étale en long et en large sa détresse dans un bikini rose particulièrement échancré, avant de clore l’épisode dans un plan fleuri très baroque, qui fige son désespoir et sa dépendance amoureuse dans une image de sainteté angoissante.Ce qui crée un profond malaise avec le personnage de Cassie, c’est qu’en plus de se complaire dans le portrait d’une dépression théâtrale parfois proche du ridicule, Sam Levinson semble prendre un malin plaisir à utiliser ce prétexte scénaristique pour filmer le corps de Sydney Sweeney sous toutes ses formes. Avec sa deuxième saison, Euphoria ajoute Cassie à la longue liste des personnages féminins dont on fantasme la souffrance psychique à travers leur corps érotisé. Sam Levinson avait pourtant tenté de s’en défendre dans son film Malcolm & Marie, tourné entre les deux saisons de Euphoria, où un réalisateur se justifiait des accusations de nudité gratuite et voyeuriste à propos de son film sur une jeune femme toxicomane, au nom de l’art. Il lui en faudra plus pour se défendre, car Cassie est probablement le personnage qui a le plus centralisé de reproches sur l’hypersexualisation dans le regard de Sam Levinson.
Kat Hernandez
D’après Barbie Ferreira, qui l’interprète, l’arc narratif de Kat pendant la saison 2 est un peu plus « interne, un peu plus mystérieux ». Sa relégation au rôle subalterne de bonne copine a pour effet d’amputer la série d’une de ses sous-intrigues les plus intéressantes, mais aussi de jouer le jeu de la grossophobie, qui veut qu’une femme grosse ne soit jamais qu’une faire-valoir pour ses amies plus minces.
Après une enfance difficile où elle est rejetée par ses pairs, Kat développe une mauvaise estime d’elle-même qui la mène au repli. Elle passe le plus clair de son temps sur la plateforme de blogging Tumblr, où ses fanfictions sur One Direction connaissent un franc succès. Au lycée, c’est une paria que les garçons ne remarquent pas ; sur internet, elle est à la tête d’une petite communauté qui la vénère. Après le leaking d’une vidéo d’elle en plein acte sexuel, l’adolescente se met à chercher la validation d’un autre pan du monde virtuel ; celui des consommateurs de porno, qu’elle harangue en commençant la cam. Cette expérience lui donne confiance en elle, au point où elle n’a plus peur ni d’attirer l’attention ni d’aller vers les hommes avec qui elle multiplie les rapports éphémères. Mais sa montée en puissance est fauchée en plein vol quand elle doit affronter la vérité : son assurance n’est que façade, et quand il est question d’entamer quelque chose de plus sérieux avec Ethan, elle perd tous ses moyens et sabote leur histoire naissante. Qui plus est, une mauvaise rencontre sur internet met un frein à son activité de camgirl.
La trajectoire de Kat est controversée. En mettant en scène une fille mineure qui se lance dans le travail du sexe, Euphoria est accusée d’inciter son jeune public à faire de même en glamourisant son activité – Kat s’achète des vêtements et du maquillage, arpente les couloirs de son lycée au ralenti l’air plus comblée et fière que jamais, et elle fidélise assez « facilement » des clients qui n’exigent rien de particulièrement engageant de sa part. Pourtant, la série montre bien que la sensation d’empowerment créée par sa décision n’est que factice ; tout au plus, elle ne la condamne pas explicitement, et laisse libre cours à l’interprétation de chacun. La fonction de Kat est surtout de montrer comment la sexualité peut être utilisée pour pallier un manque d’estime de soi, mais comme les autres personnages féminins de la série, elle n’a pas le contrôle total sur la situation. Pendant le bal de promotion qui clôt la saison 1, la jeune femme arbore d’ailleurs une tenue et une perruque qui évoquent la pin-up des années 1950s Bettie Page, qui souffrit toute sa vie de l’objectification misogyne.
Si la saison 2 peine à faire honneur à Kat, une des rares scènes qui peut se targuer d’être réussie est celle où la jeune femme est assaillie par une horde d’influenceuses imaginaires qui l’enjoignent à aimer son corps. Elle dénonce avec justesse le détournement du mouvement body positive par le capitalisme, qui le fait passer d’un mouvement émancipateur à une directive de marketing vide de sens, ainsi que la grossophobie latente qui contamine toutes les strates de la société (et efface les femmes grosses au sein de leurs propres mouvements).
Les personnages masculins
Avec son propos sur la mise en scène des corps et des sexualités, Euphoria s’attaque également à la masculinité toxique. Ses personnages centraux, Nate et McKay (jusqu’à la saison 2), s’inscrivent dans une nouvelle tendance consistant à dévoiler l’envers du décor de la culture jock, qui fait référence à ces archétypes américains d’athlètes populaires : s’ils sont toujours les vedettes du lycée, ce n’est plus cas pour les spectateurices à qui toute la laideur de cette culture est dévoilée.Nate Jacobs, personnage masculin principal, est sans doute celui qui représente au mieux la violence de cette socialisation, sur son entourage comme sur lui-même. Il intègre les codes de l’hypermasculinité hégémonique très jeune, à travers un parcours d’une rare violence psychologique, qui l’amène à concevoir les rapports genrés de manière particulièrement figée et sexiste. La virilité exacerbée de Nate représente pour lui une source de puissance terrifiante, mais elle engendre aussi une profonde souffrance vis-à-vis de sa sexualité et de l’éducation reçue par son père. On devine le refoulement douloureux de son attirance pour les hommes, qui sera d’ailleurs parodiée par la troupe de théâtre de l’école dans une performance bas du front où des sportifs torse nu se déhanchent sur Holding out for a hero de Bonnie Tyler.
La masculinité pure et dure est également au cœur de l’évolution de McKay dans la première saison : son intrigue est basée sur son entrée à l’université et la pression de s’intégrer qui l’accompagne. McKay subit un grave bizutage qui s’étend à la suggestion d’une agression sexuelle. Au lieu de remettre en question la dangerosité de son environnement, le jeune homme serre les dents et reporte la violence qu’il subit sur sa petite amie, prouvant ainsi qu’il a assimilé ce qu’on attend de lui en tant qu’homme viril.
A l’opposé, on trouve le personnage d’Ethan, qui tourne en dérision le comportement de ses camarades jusqu’à en faire une caricature dans la pièce de théâtre de Lexi. Il se fait le porte-étendard d’une masculinité plus douce et respectueuse apte à extérioriser ses sentiments d’une manière saine.
L’hypersexualisation des personnages masculins est bien sûr présente dans Euphoria : les scènes de nus masculins, représentant sans fard des corps testostéronés et des sexes parfois en gros plan, affluent aux côtés des corps féminins pour représenter la mise en scène violente des corps et des genres. Mais ces corps ne sont pas mobilisés de la même manière selon qu’ils sont féminins ou masculins, et selon le regard qu’y pose le réalisateur. Dans la majeure partie des cas, les scènes de nudité masculine racontent quelque chose de l’intrigue ou des personnages : l’aversion de Nate pour les corps masculins et sa possible homosexualité, la violence de la culture viriliste dans l’université de McKay, l’effroi de Jules vis-à-vis du sexe masculin. C’est moins le cas pour la nudité féminine, plus abondante, qui devient rapidement gratuite et alimente une scopophilie sur les personnages, c'est-à-dire un regard dominant qui prend plaisir à occuper une position de voyeur.