DESIRER LA VIOLENCE - Chloé Thibaud
De la figure du Bad boy sexy aux fantasmes des rom coms, on sait que la fiction regorge de modèles de relations toxiques, si ce n’est de figures ouvertement violentes. C’est à un océan de représentations que nous confronte Chloé Thibaud dans cet essai richement documenté interrogeant notre rapport à la fiction.
Qui de nous n’a jamais flashé sur un vampire ténébreux, le nice guy d’une sitcom, le bad boy d’un teen movie ou le love interest finalement un peu douteux d’une héroïne de comédie romantique ? On vous laisse rayer les mentions inutiles, mais force est d’avouer que certains personnages au comportement nuisible ont pu faire battre notre cœur adolescent avant qu’un regard féministe ne vienne mettre un coup de pied dans la fourmilière de ces représentations. Quelles influences ont-elles eu sur nos fonctionnements amoureux ? Mais pourquoi nous a-t-on appris inconsciemment à désirer la violence à l’écran ? Le pouvoir de ces images à travers l’histoire du cinéma a-t-il pu avoir des répercussions sur notre acceptation des violences dont nous serions victimes ? La journaliste Chloé Thibaud s’attaque à un sujet aux nombreuses ramifications, où la fiction et le réel s’entremêlent sur le terrain de la violence. Un essai dense où les analyses s’enchaînent autour de dizaines d’exemples aussi édifiants que familiers, entre tropes mille fois répétés à l’écran et cas plus particuliers.
Dans la première moitié de l’ouvrage, l’autrice s'attache principalement à une analyse des différents types de figures de masculinité toxique : les hommes faussement « gentils » (héros virils forceurs à la James Bond, figure du « nice guy » à la Ross Geller dans Friends), les malentendus sur la représentation des dominations dans des comédies pas si « romantiques » que ça (Grease, Pretty Woman…), la fascination pour les bad boys et autres êtres ouvertement dangereux (Chuck Bass dans Gossip Girl, les vampires/loups-garous de Twilight…). Un catalogue non exhaustif qui permet de se rendre compte de l’ampleur du problème et la manière dont il a pu induire des comportements chez les spectateur·ices. Un panier dans lequel se place d’ailleurs l’autrice dans un exercice d’introspection en fil rouge, appuyant sur les exemples qui ont eu le plus d’impact sur ses propres relations. Dans un second temps, c’est à la représentation même des violences dans un spectre assez large (violences conjugales, sexuelles et féminicides) que l’ouvrage s’intéresse. Entre déni, voyeurisme et fantasme, le tableau est particulièrement sombre sur la banalisation de nombreux actes dans les films et séries, l’autrice saluant tout de même, et nous aussi au passage, une évolution récente avec des fictions engagées sur ces sujets comme la série Sambre de Jean-Xavier de Lestrade ou Le Consentement de Vanessa Filho.
Au-delà du simple essai analytique, Chloé Thibaud évite le piège d’un effet « catalogue » en menant ici une véritable enquête sur la construction des représentations des violences sexuelles à l’écran et leur impact. En plus d’une recherche documentaire d’archives fouillées, l’autrice cherche avant tout à ouvrir le dialogue et étaye son propos par de nombreux entretiens donnant une vision globale du sujet. Universitaires, historiennes du cinéma, psychanalystes, sexologues, scénaristes, journalistes, critiques (dont notre présidente Mariana Agier, qui intervient notamment sur la question de l’accompagnement en salles de films par notre association à travers l’exemple de Thelma et Louise) apportent tou·tes leur pierre à la réflexion. Mais la rencontre la plus passionnante, et la plus inattendue aussi, est celle avec le réalisateur Cédric Klapisch.
Chloé Thibaud confronte le réalisateur français sur une dizaine de pages à la scène la plus problématique de son œuvre, et qui pourtant est passée quasi inaperçue pendant près de vingt ans : la scène du parc Güell de L’Auberge espagnole (2002), qui met en scène Romain Duris et Judith Godrèche. Pour rappel, dans la séquence, le héros, Xavier, embrasse de force Anne-Sophie, une femme mariée. Après plusieurs « non » audibles et insistants (7 au total, fait bien remarquer l’autrice), elle finit par céder à ses avances et fait l’amour avec lui sourire aux lèvres dans la séquence suivante. Cette scène, Cédric Klapisch indique d’emblée qu’il s’attendait à ce qu’un·e journaliste vienne un jour ou l’autre lui en parler, au vu des débats actuels sur la question du consentement. Il donne ses explications sur l’origine de cette partie du scénario (liée à des histoires personnelles, explique-t-il) et aborde la manière dont il la voit aujourd’hui, reconnaissant avec le recul l’aspect « problématique » d’une scène qui « pose ouvertement la question du consentement ». Il est salutaire que Chloé Thibaud ait pu recueillir ce témoignage et ne pas s’en tenir à une simple étude critique du film. Le regard autocritique d’un cinéaste face à une œuvre passée demeure encore très rare, l’entretien mettant en lumière la complexité d’aborder ce type de représentations à l’ère post-MeToo. À noter qu’il est précisé que la rencontre a eu lieu avant les révélations de Judith Godrèche, cités plus loin dans l’ouvrage, qui nous fait voir cette scène encore sous un nouveau jour.
On regrettera toutefois que Désirer la violence, sous couvert de s’intéresser avant tout à la pop culture (notion poreuse s’il en est), ne s’articule majoritairement qu’à travers des exemples franco-américains contemporains (des années 1990 à nos jours), souvent déjà étudiés et propres à la génération des millenials qui se retrouvera particulièrement dans les réflexions de l’autrice. Mais le sujet est hélas si large qu’il est difficile d’en faire le tour, même en 230 pages. L'autrice fait d’ailleurs le choix d’un léger pas de côté vis-à-vis de son angle d’approche initial pour coller au plus près des débats actuels. Même si l’on sort quelque peu du cœur du sujet, les violences sexuelles au sein de l’industrie cinématographique se retrouvent dans un chapitre dédié en clôture de l’ouvrage. Des pages tout juste éditées qui paraissent presque déjà obsolètes, et c’est tant mieux, tant la parole des femmes se libère ces dernières semaines sur le sujet. Pour reprendre les mots justes de Chloé Thibaud : « La violence, ce n’est pas que du cinéma ».
ALICIA ARPAÏA