RENCONTRE AVEC HALINA REIJN : « Nous intériorisons le regard masculin à tel point que nous en sommes à peine conscientes »

© SND Films

Avec Babygirl, la réalisatrice Halina Reijn s’approprie le genre du thriller érotique pour mieux le transformer. Accompagnée de Nicole Kidman, Harris Dickinson et Antonio Banderas, Reijn livre une fable érotique à la morale libératrice, drôle et taquine, s’imprégnant pleinement de l’air de notre époque. Rencontre. 


Votre premier long-métrage Instinct : Liaison interdite et Babygirl ont été écrits par vous. Bien que les tonalités de ces films diffèrent considérablement, certains thèmes communs s’en dégagent, tels que la différence d’âge, les jeux de domination et le lieu de travail comme espace de fantasme. Depuis votre premier film jusqu’à Babygirl, comment ces thèmes ont-ils évolué dans vos récits ? Pourriez-vous nous parler de votre processus d’écriture ?

J’ai toujours été inspirée par le théâtre. J’étais une comédienne issue du théâtre. Je jouais, par exemple, dans Hedda Gabler, La Mégère apprivoisée, j’étais Nora dans Une maison de poupée ou encore Ophélie dans Hamlet. Tous les rôles que j’avais joués se rapportaient, dans un sens général, aux thèmes du contrôle, du pouvoir et de la sexualité. Ces pièces ont toutes été écrites par des hommes, bien évidemment, mais je les aimais quand même. Je les trouvais très limitées, car je sentais qu’elles n’étaient pas écrites à travers une perspective féminine, mais j’ai vécu pendant plusieurs années à l’intérieur de leurs récits, en jouant les mêmes rôles à plusieurs reprises. C’est de là que mes inspirations découlent principalement.

Instinct : Liaison interdite, Red Light – la série télévisée que j’ai créée pour la télévision – et Babygirl partagent les mêmes thématiques. Bodies Bodies Bodies était un peu différent, parce que je n’étais pas à l’origine de sa conception en tant qu’autrice. Mais ces quatre films, pour moi, parlent du contraste entre la bête et le civilisé. La question, c’est de savoir quand cette bête sort. Dans le cas de Bodies Bodies Bodies, la question est plutôt de savoir si la bête est à l’intérieur de nous-mêmes ou à l’extérieur. Les personnages pensent qu’il y a un tueur parmi eux, mais en réalité, ce sont eux-mêmes qui tuent les uns les autres. Donc, la bête s’avère être davantage en eux qu’ils ne le pensaient. Instinct : Liaison interdite portait sur une femme extrêmement seule, qui ne pouvait pas vivre de relations saines à cause de sa mère qui la suffoquait. Elle rencontre donc son pair — même si ce dernier est un criminel derrière les barreaux. D’ailleurs, elle est criminelle à sa façon aussi ; son personnage est aussi ténébreux que lui. Dans mon esprit, ils avaient tous les deux été abusés sexuellement et ils se sont abusés l’un l’autre. C’est un film assez sombre que j’aime toujours. Le récit s’inspire d’un reportage que j’ai vu à la télévision, où l’on parlait de psychothérapeutes ayant des rapports sexuels avec des criminels sociopathes, et tombant amoureux ou développant des sentiments pour eux. Je pense que je suis intriguée par le simple fait d’être une femme. J’aimerais pouvoir m’imaginer comme une femme forte, une héroïne parfaite, dépourvue de tout fantasme masochiste. Or, je reste totalement confuse face à bien des choses. La question revient ainsi à ce qui est inné et ce qui est acquis, et je crois que tous mes projets de vie continueront d’y faire écho.

Babygirl est un film qui dialogue beaucoup avec les grands classiques du thriller érotique, sans pour autant les réinterpréter à la lettre. Pouvons-nous dire que vous introduisez certains stéréotypes, clichés ainsi que des pièges narratifs pour finalement les détourner et jouer avec ?

Le film peut être interprété à différents niveaux. Les spectateurs familiers avec ces films reconnaîtront sûrement tous les clins d’œil. Par exemple, la scène dans laquelle Harris (Dickinson) danse sur la chanson Father Figure, devenue virale, est un hommage à la célèbre scène de 9 Semaines ½ où Kim Basinger danse sur la chanson de Joe Cocker You Can Leave Your Hat on, tandis que Mickey Rourke est assis sur une chaise. Basic Instinct comporte également une très belle scène de club que j’ai recréée à ma manière, en hommage à mon mentor Paul Verhoeven. Il y a donc des connexions que je tisse volontairement, en dialogue avec d’autres films. Je les crée consciemment, mais je ne veux pas prétendre qu’il s’agit d’un film réalisé uniquement à travers un regard féminin, car je ne crois pas que nous, en tant que femmes, soyons capables de définir ce qu’est véritablement le regard féminin ou d’en faire pleinement l’expérience.

Je pense que lorsque nous nous regardons dans le miroir, nous le faisons à travers un regard masculin. Nous intériorisons ce regard à tel point que nous en sommes à peine conscientes. Je voulais donc montrer cette confusion. Mon film est un portrait radicalement honnête de ce que je ressens au plus profond de moi-même, sans embellissement ni amplification. Je pense que nous pouvons prétendre être émancipées et égales, mais nous ne le sommes pas. Nous vivons encore pleinement sous le patriarcat. De manière humble, enjouée et légère, c’est ce que je voulais exprimer avec mon film.

D’ailleurs, on observe progressivement que le film part du regard masculin pour tenter de trouver un regard féminin plus authentique. Romy, qui cherchait d’abord à être la femme, la mère, la leader parfaite, finit par se laisser aller grâce à sa relation avec Samuel. À la fin du film, elle est, je l’espère, un peu plus proche de son moi authentique. C’est une métaphore pour nous, les femmes, qui cherchons collectivement à nous libérer.

Le système patriarcal se dissimule également derrière le feminism washing des entreprises. Les valeurs féministes deviennent à la fois une marchandise et un outil de marketing. Les tensions entre Romy et Esme illustrent particulièrement combien l’empowerment est difficile à atteindre au sein de ce système.

Oui, c’est vrai. Il y a aussi le fait que les femmes sont encore poussées à être rivales. Nous pouvons prétendre le contraire, mais la quantité de botox à laquelle nous avons recours prouve que nous cherchons à rester jeunes et fertiles au-delà de notre âge. À travers les scènes entre Esme et Romy, je voulais illustrer cette rivalité en jouant avec le cliché du catfight et en l’emmenant dans une direction totalement différente. Néanmoins, je pense que le film montre aussi qu’il existe une nouvelle génération dont les idées sur la sexualité, l’identité et le féminisme sont — sans dire qu’elles sont meilleures — bien plus intéressantes. Je voulais aussi me moquer un peu de ma propre génération, la génération X, mais aussi des baby-boomers. Quand j’ai tourné Bodies Bodies Bodies et que j’ai observé comment les jeunes femmes de cette nouvelle génération se percevaient entre elles, cela a été un véritable éveil pour moi. J’avais tellement de choses à apprendre. Je n’étais pas féministe autant qu’elles le sont — ce qui découlait naturellement du fait que j’étais actrice au sein d’un système parmi les plus patriarcaux qui soient. Je trouve donc fascinant de voir Nicole Kidman, qui a travaillé avec de grands cinéastes brillants — tous des hommes — jouer dans mon film qui adopte cette honnêteté radicale : voir Nicole, et moi-même aussi, face au personnage de la jeune Esme incarnée par Sophie Wilde ou à celui de la fille aînée de Romy, interprétée par Esther McGregor, qui ont toutes une perspective différente sur notre époque.

Dans l’un de vos entretiens, vous avez mentionné que vous n’aviez pas Nicole Kidman en tête lorsque vous écriviez le scénario. Dans quelle mesure a-t-elle contribué à l’élaboration de son personnage ? Car il est impossible de ne pas remarquer combien la gestuelle et le langage corporel de Romy sont mis en avant par le jeu de Kidman.

Elle a énormément contribué à ce projet — avant tout par son talent, sa personnalité et sa totale disponibilité. Je voulais que Romy soit très crispée. C’est quelqu’un qui a grandi dans des communautés et des cultes. Elle est le produit de la révolution sexuelle, et son personnage incarne en quelque sorte une métaphore de l’histoire : nous nous sommes libérés dans les années 1960 et 1970, mais aujourd’hui, nous sommes revenus à un puritanisme et à des normes sexuelles très répressives — surtout aux États-Unis. Romy personnifie ce parcours. Je voulais qu’elle soit extrêmement consciente d’elle-même. Elle n’arrive pas à se laisser aller. Elle cherche désespérément à garder le contrôle.

C’est pour cette raison que l’on voit les robots apparaître immédiatement après qu’elle a joui en regardant du porno. Elle reste constamment en alerte, sur ses gardes. Sa relation avec Samuel la pousse à lâcher prise. Ce n’est pas tant qu’il la provoque : elle est déjà prête. Elle traverse déjà une crise avant de le rencontrer. Elle attend simplement le couteau pour se couper — ce qui est à la fois négatif et positif. En tout cas, c’est ainsi que je le perçois : à travers son autodestruction et sa renaissance, Romy parvient à s’abandonner davantage, à regarder enfin son mari dans les yeux plutôt que de détourner le regard, à être un peu moins dans le contrôle.

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Le malaise dont souffre Romy – le fait qu’elle soit extrêmement consciente d’elle-même – contraste avec la confiance et la désinvolture de Samuel. Ce contraste se manifeste notamment dans les scènes de sexe, qui sont imprégnées à la fois de tension et d’humour. Quelle était votre approche pour ce type de scènes ?

Je généralise peut-être, mais les hommes peuvent ressentir de l’excitation rapidement. Atteindre l’orgasme leur est souvent plus accessible, tandis que pour les femmes, c’est un long voyage. À travers ces scènes, je voulais montrer la banalité inhérente au sexe. Dans la scène où Romy est allongée sur le ventre pendant qu’il la touche, nous sommes si proches de son visage. Nous la regardons longuement, sans que la caméra bouge, parce qu’atteindre l’orgasme avec un homme prend souvent plus de temps pour une femme. Je voulais vraiment que le public ressente la durée de cette expérience — surtout les hommes.

Ce n’est pas un film hollywoodien au sens classique. Il y a des moments de passion et de sensualité, mais aussi des instants gênants et étranges. On peut se sentir pas assez belle ou trop grande dans une pièce. Je voulais que les spectateurs ressentent les mêmes émotions que les personnages, comme s’ils étaient à leurs côtés. Pourquoi ? Parce que je me sens seule en tant que femme. Le mouvement #MeToo et la nouvelle vague du féminisme ont changé ma vie — pour le meilleur, surtout en tant qu’actrice. Mais je me sens plus confuse face à certains aspects de mon identité. Ai-je le droit d’avoir ce genre de fantasmes ? Puis-je vouloir être forte et réussir ma carrière, tout en désirant aussi être protégée et me sentir comme une petite fille ? Est-ce acceptable de ressentir cela, ou est-ce mal ? C’est en explorant ces questionnements que j’ai voulu montrer les montagnes russes émotionnelles que nous vivons en tant que femmes.

Nous, l’audience, ne sommes pas exempts de ce va-et-vient émotionnel non plus. Nous ne sommes jamais complètement immergés dans la passion et la sensualité. Pouvez-vous parler de cet effet réaliste, dans le sens où le film nous montre souvent son propre aspect illusoire par rapport à la vie ?

Je suis l’exemple de Tchekhov qui montrait toujours la banalité et l’absurdité de la vie. Mais j’aime aussi créer des moments d’évasion, comme par exemple la séquence où Harris danse. C’est ce genre de juxtaposition qui fascine dans la vie, mais qui me fait aussi tellement peur ! Je veux montrer mes émotions les plus profondes dans mon film. Je cherche à me connecter à vous, les spectateurs. C’est un appel au secours, en quelque sorte, comme si je vous posais les questions : Ressentez-vous aussi cette anxiété existentielle ? En faites-vous l’expérience ainsi ? Je pense que tout le monde se sent comme un extraterrestre, tout le monde souffre du syndrome de l’imposteur et croit qu’il est anormal. 

Se regarder d’un œil extérieur est un trait commun à vos personnages. Quand Romy et Samuel parlent, ils se réfèrent toujours aux rôles sociaux auxquels ils sont associés, les intériorisent et utilisent ceux de l’autre pour les manipuler. Pouvez-vous nous expliquer ces jeux entre le regard extérieur et intérieur ?

J’ai beaucoup réfléchi à cette manière de parler. Dans la scène où ils parlent du consentement et où Romy se moque de lui en lui demandant s’il a cherché cette définition dans une bibliothèque, le fait qu’ils soient très avertis et qu’ils indiquent toujours ce qui est le plus approprié est ma manière d’aborder notre époque. Nous communiquons à de nombreux niveaux entre nous. Bien que nous discutions ici, nous pensons en même temps à tout un tas de choses. Je pense que le fait que ces personnages soient très conscients de la situation dans laquelle ils se trouvent rend le film très familier. Quand Samuel demande à Romy d’écarter les jambes et d’enlever sa culotte, elle est consciente du cliché : elle se voit assise dans une chambre d'hôtel avec un jeune homme. À notre époque, c’est ainsi que nous vivons aussi. C’est pour cette même raison que les spectateurs veulent voir des films comme Jurassic Park : pour s’oublier en s’immergeant dans le récit. Le malheur de la conscience est que l’on ne peut presque jamais s’oublier. Mais il y a tout de même des moments libérateurs dans le film où celui-ci se laisse aller – comme la scène de danse ou d’orgasme.

Babygirl est un film très sensoriel qui stimule différents sens, notamment celui de l’écoute. Considérant d’un côté les musiques, de l’autre les effets de silence et le murmure, nous sommes bien curieuses de savoir comment vous avez travaillé avec le son.

Je suis heureuse que vous l'ayez évoqué, car il constitue la moitié du récit. Nous pouvons identifier trois niveaux dans le film : il y a l’environnement sonore, la musique originale créée par Cristobal Tapia de Veer, qui a également composé les musiques de The White Lotus, et enfin les needle drops comme Father Figure et Never Tear Us Apart. Ces trois niveaux sont tous extrêmement importants. Mais surtout, avec l’environnement sonore, je voulais créer des espaces presque abstraits. Les scènes au rez-de-chaussée, où ils se réunissent pour la première fois en tant que mentor et mentoré, sont comme un espace sécurisé de S&M. C’est un bureau insonorisé. Les rapports de pouvoir sont en jeu. Pour Romy, c’est aussi une manière d’exercer son autorité sur Samuel en le rencontrant dans cet espace à l’écart. J’ai également utilisé une technique : quand on tourne un film, il y a toujours un son dans la pièce, mais j’ai demandé aux ingénieurs du son d’enlever le son car je voulais uniquement entendre les dialogues. Le son s'affaiblit progressivement et, au moment où ils s’embrassent, le film devient très silencieux. Mes ingénieurs du son m'avaient conseillé de ne pas le faire, pensant que cela ne fonctionnerait pas au cinéma, mais j’ai fait confiance à mon intuition. Pour moi, le son renvoie à l’abstraction. Je ne m’en sers pas de manière réaliste. Il y avait des moments où je ne voulais entendre que son souffle, ou d’autres, ses battements de cœur.

J’aime beaucoup jouer avec le son. Dans le film, bien que Romy et Samuel se disputent et qu’ils se menacent presque comme s’ils se faisaient du chantage, je voulais que la musique reste ludique, afin de communiquer constamment au public que tout cela reste un jeu sexuel. Quand Samuel la menace en disant qu’il va tout raconter aux RH ou quand Romy s’énerve lorsqu’il se pointe chez elle — tout cela est du sexe et un jeu de domination. Tous les deux utilisent leurs positions respectives en tant que PDG et stagiaire l’un contre l’autre. La musique et le son signalent constamment que, bien que tout semble réel, ce n’est qu’une fable, une fantaisie sexuelle.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

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