Étrange Festival 2024 : fœtus, culturisme, réincarnation et trafic d'organes
La trentième édition de l'Étrange Festival arrive déjà à mi-parcours. Au programme : Les Âmes propres, Body Odyssey, Timestalker et Steppenwolf.
La météo l’atteste, l’été est terminé, il faut préparer la spooky season, et pour cela, quoi de mieux que de profiter de la seconde semaine de l’Étrange Festival ? Comme à son habitude, l'événement dédié aux amateurs de cinéma de genre, cinéma alternatif et histoires sombres voyage à travers les quatre coins du monde. Il met toujours un point d’honneur à explorer au-delà de nos zones de confort francophones et anglophones (pour le meilleur comme pour le pire). C’est ainsi que l’on démarre cette édition dans une Moldavie austère.
Deuxième long-métrage d'Anja Kreis, Les Âmes propres suit deux sœurs. L'une est maîtresse de conférences, spécialisée dans l'étude de Nietzsche. L'autre est gynécologue et a quitté Moscou pour exercer dans un minuscule cabinet peu reluisant – cet étrange parcours cache un passé un peu flou. Leur petite ville tranquille de province est enfermée dans ses vieilles croyances et ses idées obsolètes ; plutôt que de dénoncer un viol, une adolescente prétend être victime du diable. De son côté, l'illustre professeure fait face à la foi d'un étudiant qui refuse d'abandonner ses croyances pour adhérer pleinement à l'enseignement dispensé. Le film s'inscrit dans un réalisme social froid, mêlé à un petit thriller inquiétant. L'idée parfois un peu bancale du long-métrage purement philosophique tient ici plutôt la route, la jonction de ses thématiques n'est pas sans potentiel. Les choix scénaristiques et du montage sont un peu moins convaincants. Malgré l'abus de fondus au noir incompréhensibles (ils devraient être interdits), on est loin d'une catastrophe, mais les faiblesses de l'œuvre la maintiennent loin d'un Cristian Mungiu et ses défauts la rendent beaucoup moins radicale que ce à quoi elle prétend.
Grazia Tricarico, réalisatrice de Body Odyssey, est aussi venue présenter son premier long-métrage, fruit de longues années consacrées à la recherche de financements. Elle y met la culturiste suisse Jacqueline Fuchs en scène, dans le rôle de Mona, 45 ans. Alors qu'elle se prépare pour un prochain concours de bodybuilding, Mona perd pied. Comme son titre l'indique, Body Odyssey parle du corps, notamment avec un sound design qui fait entendre chaque muscle apparaissant à l'écran. C'est le portrait dérangeant d'une solitude poussée à son extrême et d'une volonté de contrôle qui déchire l'individu. Outre un sens certain de la mise en scène et des bâtiments inhospitaliers (on pense notamment, avec cette occupation du vide, à The Neon Demon de Nicolas Winding Refn), Grazia Tricarico parvient à allier désirs charnels, possession violente d'autrui et froid polaire. C'est assez sensible pour ne pas sombrer dans la provocation bon marché.
Timestalker de Alice Lowe s'inscrit cette fois dans le registre de la comédie. Agnes vit plusieurs vies et chacune connaît un schéma similaire : elle tombe amoureuse d'un homme, ce n'est pas vraiment réciproque et elle meurt. La première partie du film cabotine à outrance, avec des gags surannés et beaucoup trop soulignés. Alice Lowe tient le rôle principal et c'est peut-être là le problème : vraisemblablement attachée à son jeu, elle se repose énormément sur ses propres mimiques, sans véritable regard extérieur. La deuxième partie est plus supportable mais vend beaucoup trop vite toutes ses cartes, spoilant finalement dès le départ le puzzle divinatoire que l'écriture peine déjà à mettre en place.
Enfin, changement de décor radical avec le superbe Steppenwold d'Adilkhan Yerzhanov. Le cinéaste kazakh avait déjà mis à l’honneur de beaux personnages féminins dans Ulbolsyn (2020, présenté à l’Étrange Festival) et Assaut (qui avait, lui, eu droit à une sortie française en 2023). Il réitère son intention dans ce dernier long-métrage, avec une jeune femme porteuse d’un trouble qui n'est pas clairement identifié. Peut-être est-il lié à un traumatisme, peut-être pas. À la recherche de son fils disparu, Tamara s'allie à un mercenaire, le « Loup des Steppes ». Vous visualisez un western ? C'est normal et c'est pleinement assumé. S'il est surtout concentré, par les chemins empruntés par la narration, sur le personnage du Steppenwolf – sorte de Mad Max –, la jeune femme qui l'accompagne malgré elle est une anti-Furiosa. Discrète, toujours dans l'ombre des hommes qui l'entourent, elle ne se bat pas, ne proteste pas : sa force est intérieure. C'est un personnage atypique et intangible qui met en valeur des qualités dites « féminines » pour triompher dans un univers impitoyable où les corps masculins tombent comme des mouches, pendant que les enfants sont traités comme du bétail. On espère que le film bénéficiera d'une sortie dans les salles françaises.
MANON FRANKEN