LA CHIMÈRE - Alice Rohrwacher
Poétique du désenchantement
La réalisatrice italienne revient avec son quatrième long-métrage, une œuvre d’une grande richesse qui suit une troupe de pilleurs de tombes à travers une Italie désenchantée. Chef-d’œuvre.
« Chacun poursuit sa chimère sans jamais parvenir à la saisir. » C’est cette phrase énigmatique qui résume La Chimère, le quatrième long-métrage d’Alice Rohrwacher, présenté cette année en compétition au Festival de Cannes. La réalisatrice toscane d’une quarantaine d’années s’est imposée comme figure de proue d’un nouveau cinéma d’auteur italien, depuis Corpo Celeste, Les Merveilles et Heureux comme Lazzaro. Avec La Chimère, elle confirme son style étonnant et unique, qui convoque le lyrique pour raconter l’état politique de son Italie de naissance. Et si la nature de cette chimère ne sera jamais frontalement évoquée, il en sera pourtant bien question tout au long de cette œuvre tentaculaire, où le prosaïque se mêle au poétique, et le désenchantement à l’obsession.
Car l’Italie que dépeint Alice Rohrwacher dans son film est profondément désenchantée et profane, avec une panoplie de personnages qui errent dans les vestiges d’une grandeur passée. À l’image de son personnage principal, incarné par un étonnant Josh O’Connor : Arthur, un jeune archéologue britannique, a intégré une troupe de tombaroli, des pilleurs de tombes étrusques. Doté d’un don spécial pour flairer ces tombes, il est hanté par la disparition de son amour passé, dont il retrouve le souvenir dans les vestiges archéologiques pillés à la hâte. En l’entourant d’une multitude de personnages secondaires, Alice Rohrwacher entremêle les récits et les thèmes : c’est Flora, incarnée par Isabella Rossellini dans un décor délabré et décadent, dont le deuil est impossible ; c’est Italia, où l’on retrouve l’actrice brésilienne Carol Duarte après le magnifique La Vie invisible d’Euridice Gusmão, qui cache ses enfants et trouvera refuge dans une gare désaffectée ; c’est toute la troupe de tombaroli dans leur quête sans fin d’argent, par laquelle la réalisatrice double son imagerie mythologique d’une dimension matérialiste cruelle.
Avec cette odyssée, une œuvre d’une richesse infinie se déroule, truffée de folklore et de poésie populaire : un interlude chanté par un barde, une saynète de comédie italienne, un carnaval où se fige le temps. Le tout doublé d’une dimension mythologique réelle, où Arthur est un Orphée cherchant son Eurydice, naviguant entre le monde des morts et celui des vivants. Tous ces fils, Alice Rohrwacher les tisse pour en faire un tableau étrange, unique en son genre, où rien n’est perdu et tout se retrouve. C’est là le propre des grands films.
MARIANA AGIER