Laura Dern, la liberté de jeu

The Son

De son hommage à la Cinémathèque française à sa tournée médiatique, impossible d’être passé à côté de la venue parisienne de Laura Dern. En près de 40 ans de carrière, la comédienne s’est illustrée dans le blockbuster grand public (Jurassic Park, Star Wars 8) en restant la muse du cinéma indépendant américain (David Lynch bien sûre, mais aussi Kelly Reichardt, Greta Gerwig, Alexander Payne…), toujours portée dans ses choix par une exigence cinéphile certaine et une approche féministe non dissimulée. À l’affiche actuellement de The Son en mère dépassée par la dépression de son fils, nous avons nous aussi eu envie de clamer notre amour pour la reine Laura. 

« Vous devez être une mère parfaite, votre ex a le droit d’être un raté. On en attendra toujours plus de vous. C’est la merde, mais c’est comme ça ». Après avoir appuyé son argumentaire sur l’impact de la tradition judéo-chrétienne dans la place des femmes au sein de la cellule familiale (la vierge Marie, modèle de perfection maternelle inatteignable), voici la conclusion du monologue déjà légendaire lancée par l’avocate Laura Dern dans Mariage Story. Si elle n’a le droit qu’à cinq scènes dans le film de Noah Baumbach, sa performance dans les talons haut-perchés de la reine du barreau Nora Fanshaw marque l’apothéose d’une décennie dans laquelle la comédienne s’est réinventée sur grand et petit écran. Le retour flamboyant de Laura Dern à Hollywood aurait pu sonner comme une anomalie dans une industrie qui tend à invisibiliser la place des femmes de plus de 50 ans. Mais il s’agit plutôt d’un reflet de l’époque, du Hollywood post-me too où les femmes enfin sont moins regardées comme des objets mais deviennent plus que jamais des personnages actifs, indépendantes du regard masculin. Un retour en grâce des comédiennes stars des années 90 qui s’apparente d’ailleurs à un véritable mouvement de fond, pensons à France McDormand, doublement oscarisée en 2017 / 2020, Nicole Kidman et ses multiples collaborations sérielles ou Michelle Yeoh très récemment.

Mais revenons-en à notre chère Laura. Contrairement à d’autres comédiennes, ses convictions féministes imprègnent sa filmographie dès son ascension fulgurante au début des années 90, refusant les rôles de femmes objets. Fille des acteurs Bruce Dern et Diane Ladd (mère adorée avec laquelle Laura Dern tournera à 5 reprises, dont leurs inoubliables duos mère-fille destructeur dans Sailor & Lula), la comédienne est quasiment née sur les plateaux de cinéma, accompagnant tantôt maman chez Scorsese (Alice n’est plus ici - 1974), tantôt papa chez Hitchcock (Complot de famille - 1976).   Avec son corps athlétique et sa longue chevelure blonde, l’actrice aurait pu être ce stéréotype de lolita californienne dont Hollywood raffole. Mais dès ses débuts précoces, elle obtient son premier rôle à 13 ans dans Ça plane pour les filles d’Adrian Lyne (1980), son exigence pour les rôles qu’on lui propose l’a fait se démarquer. Les femmes qu’elle interprète ne sont jamais des faire-valoirs. Ce sont des femmes qui s'assument professionnellement (Big Little Lies, Mariage Story), sentimentalement (Rambling Rose), sexuellement (Sailor & Lula) ou physiquement (Jurassic Park), jusqu’à devenir des modèles pour la nouvelles générations (Les filles du Docteur March). Quand Spielberg lui propose par exemple le rôle culte du Dr. Ellie Sattler dans Jurassic Park, elle ne l’accepte qu’à la condition qu’elle ne soit pas transformée en un personnage féminin lambda, ou un simple love interest, comme on en voit tant dans les productions de ce type. On n’oserait employer le terme galvaudé de femmes fortes pour qualifier cette pléiade de personnages, car tout l’intérêt se porte aussi sur les failles qu’ils laissent tous entrevoir. Laura Dern est ainsi une des premières par exemple à prendre à bras le corps le sujet de la santé mentale des femmes avec la série Enlightened (HBO, 2011/2012), co-écrite par ses soins aux côtés de Mike White (futur showrunner de The White Lotus).

Pour vous donner une idée du show, il suffit de voir sa séquence d’ouverture : Laura Dern, en larmes dans la cabine des toilettes de son entreprise, entend se faire slut-shamée par deux collègues au sujet de la liaison qu’elle entretient avec son boss. À bout, son personnage sort en rage dans l’open-space, mascara coulant sur son visage, confrontant son ex-amant à la situation… jusqu’à un plan complètement surréaliste de Dern ouvrant à mains nus la porte close d’un ascenseur le visage en furie, comme si d’un coup la dépression du personnage se matérialisait, le monstre jusqu’alors dissimulé sortant de sa tanière.

Le point de départ d’une dépression nerveuse qui la poussera à changer de philosophie de vie. Namasté. 

Si la liberté féminine face aux injonctions sociales est le socle commun de sa filmographie, lutter pour la garde de celle-ci en est donc un autre. Ainsi la question du corps est importante quand on cherche à observer un fil directeur à travers ses grands rôles. Dans Marriage Story, Dern retire son blazer en pleine audience pour laisser apparaître ses épaules dénudées. Une tenue volontairement sexy pour affronter son adversaire. Sa féminité devient une armure pour s’imposer dans un monde judiciaire très masculin, d’autant plus dans une affaire de divorce qui de fait oppose hommes et femmes. Quand on l’a revoit dans un cadre privé à la fin du film, robes moulantes et escarpins ont d’ailleurs laissé la place à un look plus bohème. Une scène qu’on peut mettre en parallèle à l’introduction de son personnage de criminologue dans Un Monde parfait de Clint Eastwood (1993). Lorsqu’elle arrive dans le bureau du Texas Ranger joué par Eastwood vêtue d’un tailleur rose et une mini-jupe, ses cheveux blonds détachés, ce dernier la prend naturellement pour sa nouvelle… secrétaire ! Lâchant au passage une remarque sexiste sur le régime de sa prédécesseure bien sûr… avant qu’elle ne dévoile sa véritable identité de profileuse d’État sous le regard circonspect du cowboy. Une féminité revendiquée dans son look et son attitude comme une armure face à la société patriarcale également visible dans Big Little Lies (David E. Kelley, HBO, 2017-2019), son interprétation de l’iconique working girl Renata lui vaudra d’ailleurs Golden Globe et Emmy Award, ou Certaines Femmes (Kelly Reichardt - 2016)

Un corps qui assume également sa sexualité, non pour répondre à un regard masculin, mais pour soi-même. Le personnage de Lula Fortune dans Sailor & Lula (1990) est en cela un modèle. David Lynch¹ pense immédiatement à l’actrice qu’il a révélée quelques années plus tôt dans Blue Velvet (1986) pour interpréter cette héroïne libre, passionnée et rock’n’roll.  « Elle a été la première opportunité que j’ai eu de jouer une personne qui n’était pas seulement hyper-sexualisée, mais pleinement elle-même. Elle est incroyablement bien dans sa peau, sans peur du jugement des autres » raconte l’actrice à l’époque². Dans ses tenues ultra-moulantes, tantôt noir, tantôt rose bonbon, Laura Dern déambule dans le film de Lynch de manière très physique. Son corps s’agite, danse, fait l’amour, sautille… Une sexualisation qui va de paire avec une innocence sauvegardée, Sailor & Lula est ouvertement une relecture punk du Magicien d’Oz auquel Lynch fait constamment référence. Alors quand le corps de Lula ne bouge plus, tétanisé par l’arrivée du terrifiant Willem Dafoe dans son intimité, on sent immédiatement que quelque chose ne va pas. Durant la scène d’agression qui suit, courte mais d’une violence psychologique inouïe, elle tente d’abord de se défendre avant que son corps ne se tende de terreur. Lynch ne filme celui-ci que de manière morcelée, tel un écho maléfique aux scènes de plaisirs où, à l’inverse, ce même corps se relâchait. Après le départ de son agresseur, la scène se clôture sur un geste d’innocence absolu : dans ses chaussures rouges, elle claque des talons, comme Dorothy avant elle, espérant fuir cette réalité. 

Sailor et Lula

Un rapport au corps qu’on retrouve dès son film suivant Rambling Rose (1991) de Martha Coolidge (sa première expérience avec une femme derrière la caméra). Elle y interprète une ancienne prostituée engagée comme domestique dans un manoir familial durant la Grande Dépression. Un personnage qui a beaucoup de points communs avec Lula : rêve du grand amour, mais aussi une sexualité active… Même si contrairement à l’héroïne de Lynch ce comportement est sans cesse condamné par ceux qui l'entourent. Face à sa sexualité, le couple qui l’emploie va réagir de deux manières : l’homme, qui a brièvement succombé à ses avances, la voie comme une sorte de sorcière qu’il faut à tout prix éloigner du foyer, alors que sa femme (joué par Diane Ladd, la mère de Dern) voit une jeune fille perdue en quête d’amour et d’attention qu’il faut, à l’inverse, protéger. Face à la crainte masculine, c’est ce soutien féminin discret qui permettra à Rose d’avancer, même si le chemin vers l’émancipation sera encore long comme l’évoque l’épilogue. Mère et fille seront toutes deux nommées aux Oscars pour leur interprétation remarquable dans ce film, un cas unique dans l’histoire de Hollywood. 

Mais que se passe-t-il quand cette envie de donner corps par son jeu et ses choix à la liberté féminine est poussée à son paroxysme ? La réponse se trouve dans Citizen Ruth (1996), premier long ovinesque d’Alexander Payne. Laura Dern y est cette fois un personnage antipathique au possible - une toxico sans domicile fixe enceinte de son cinquième enfant (les quatre autres étant déjà placés) - qui va se retrouver le pantin de la lutte entre pro et anti avortements. Une comédie satirique très très piquante  qui dénonce l’extrémisme idéologique face à la liberté individuelle. Même les groupes pro-avortements en prènent pour leur grade, ce qui aujourd’hui paraîtra quelque peu déplacé dans un contexte post-arrêt Roe vs Wade. Pourtant ce n’est à ce moment là pas le choix le plus audacieux de sa carrière, ni le plus politique. Non, non. Son apparition la plus révolutionnaire tient en quelques minutes à la télévision, le 14 avril 1997. Devant l’amérique puritaine, elle incarne la lesbienne Susan devant laquelle Ellen DeGeneres va faire son coming out. Le Puppy Episode de la sitcom Ellen (1994-1998) sur ABC fait l’effet d’une bombe à Hollywood. En aidant DeGeneres à lever ce tabou, Dern devient immédiatement une icône LGBT indéboulonnable, et une paria à Hollywood, dont elle ne retrouvera donc le chemin au premier plan que de nombreuses années plus tard.  « Ce moment a complètement changé ma vie. Ça a été incroyable pour moi de soutenir Ellen à cet instant précis de son existence, de regarder cette femme adulte dans les yeux, de sentir sa main trembler dans la mienne, la peur la parcourir. J’en ai eu le cœur brisé et ne souhaite à personne de traverser cette épreuve. » racontait-t-elle encore lors de sa masterclass parisienne le 20 février dernier. Aujourd’hui avec The Son (Florian Zeller, 2023), c’est le tabou autour de la santé mentale des adolescents que Dern souhaite faire lever. Les engagements multiples et les valeurs inclusifs de la comédienne n’ont pas fini d’infuser à Hollywood.


¹ Sa collaboration avec Lynch vaudrait un article à elle seule tant le cinéaste a pu faire jouer à Dern une multitude de facettes du féminin, entre la douceur de Sandy dans Blue Velvet, l’incandescence de Lula, la troublante Diane dans Twin Peaks : The Return (2017) et ses multiples visages dans l’expérimental Inland Empire (2006). 

² https://www.nytimes.com/1990/08/17/movies/at-the-movies.html?scp=83&sq=%22Twin+Peaks%22&st=nyt

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