MARIA - Jessica Palud

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Elle s’appelait Maria…

L’adaptation de l’histoire de Maria Schneider et son expérience sur Le Dernier Tango à Paris, devenue symbole de la violence de certains cinéastes sur leur comédienne sacrifiée sur l’autel de l’art, intriguait. Mais derrière l’hommage sincère pour réhabiliter l’actrice, les choix de mise en scène de Jessica Palud se concentrent trop sur une représentation écrasante de la souffrance. Déception.

Sous couvert de féminisme et de mise à l’honneur de « femmes fortes », la souffrance des femmes n’a jamais été aussi présente à l’écran. Si l’envie de dénoncer des violences physiques, sexuelles ou psychologiques via une représentation de la douleur est utilisée de manière louable dans le but de rompre le silence et accompagner une libération de la parole des femmes, le résultat porte parfois à confusion. Lors de notre épisode bilan du Festival de Cannes 2024, nous critiquions d’ailleurs l’omniprésence de cette thématique sur la Croisette, avec des films aux qualités et aux intentions diverses, mais dont le point commun était de faire de cette souffrance le cœur du film. Maria de Jessica Palud, présenté dans la sélection Cannes Première, catalyse cette problématique. En voulant rendre hommage à la comédienne Maria Schneider, symbole de la violence sur les plateaux de cinéma après le tournage du Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci, la cinéaste s’engouffre dans le piège d’une représentation voyeuriste. Le traumatisme devient l’unique centre d’existence de son personnage. Il n’y a en effet que violence à l’écran, la réalisatrice ayant fait le choix de montrer les conséquences du trauma sans laisser la moindre échappatoire à son personnage. Même l’apparition de sa compagne dans le dernier quart du film (Céleste Brunnquell), censée représenter une respiration et une aide par l’amour, tombe à plat tant l’alchimie n’opère pas entre les deux comédiennes à l’écran. Anamaria Vartolomei, plutôt convaincante dans la première partie du film, s'enferme rapidement dans un jeu glacial, se rendant hermétique au partage de toute émotion. La modernité, la vitalité et la force de Schneider pour s’exprimer à différents moments de sa vie se trouvent gommées. Maria est ainsi représentatif de ces œuvres post-#MeToo où le fait de montrer les violences faites aux femmes se pense comme un acte féministe, mais dont la sur-représentation de ladite violence participe aussi, paradoxalement, à normaliser leur victimisation par un manque de nuances.

Pourtant le projet est plein de sincérité, s’attachant par exemple à ne garder comme seul et  unique point de vue que celui de Maria Schneider, Vartolomei étant presque de tous les plans. Après avoir débuté en tant que stagiaire auprès de Bernardo Bertolucci sur le film Innocents : The Dreamers (2004), Jessica Palud s'interroge assez tôt sur ce qui a pu se passer sur Le Dernier Tango à Paris. La sortie en 2018 du récit de Vanessa Schneider sur sa cousine Tu t'appelais Maria Schneider (Grasset) crée un nouveau bouleversement. La voici donc à l’écriture d’un scénario inspiré de cet ouvrage et d’une enquête personnelle menée pour retrouver la vérité de Maria. Si la cinéaste s’éloigne heureusement du cadre du biopic classique en ne se focalisant que sur quelques moments clés de sa vie, où de longs fondus au noir servent d’ellipses, le film ne réussit hélas pas vraiment son pari en réduisant Maria à l’état de victime. Victime d’un environnement familial toxique (mère violente, père qui ne la reconnaît que tardivement – arc familial qui aurait pu être passionnant mais peu à peu délaissé la cinéaste), victime d’un cinéaste et d’un système qui la broie, puis victime de ses addictions aux drogues dures. Et le scénario fait converger toute cette souffrance vers un même élément : le tournage de la fameuse « scène du beurre » du Dernier Tango. La réalisatrice l’utilise comme le climax de son film, élément à la fois attendu par le spectateur, amené par un mauvais suspense, et déclencheur de l’arc de la descente aux enfers.

Mais avant de revenir à la mise en scène de Jessica Palud, un peu de contexte. Chef-d’œuvre torturé où pulsions de sexe et de mort s’entrecroisent,  le film de Bertolucci raconte la liaison d’une jeune femme sur le point de se marier (Jade - Maria Schneider) et d’un quadragénaire dont l’épouse vient de se suicider (Paul - Marlon Brando) dans un appartement clos où le monde et  leur identité extérieure n’existent plus. Dès sa sortie, le Tango devient un des objets de scandale les plus célèbres de l’histoire du cinéma sur un double volet. Scandaleux d’abord par son propos, qualifié à l’époque de pornographique, qui fut largement censuré, Bertolucci, Schneider et Brando seront même condamnés par la justice italienne pour obscénité – ce que Maria ne manque d’ailleurs pas de rappeler dans une séquence autour de la réception du film. Scandaleux ensuite dans sa fabrication. Sur le plateau, les méthodes de Bertolucci sont radicales, le jeune cinéaste cherchant à manipuler ses comédiens pour en extraire une « vérité » de jeu. « Il n’y a ni acteur ni actrice dans mes films, juste les personnages », pour reprendre une des citations de Bertolucci dans le film, qui synthétise bien l’obsession du réalisateur italien. Même Brando en est victime, Jessica Palud racontant la manière dont l’icône hollywoodienne s’est senti lui aussi « violé » dans une belle scène de discussion avec Schneider, où il se place sur un pied d’égalité avec la jeune actrice intimidée. Mais contrairement à Schneider, soumise à des conditions de tournage très difficiles, Bertolucci laisse à Brando un trop-plein de libertés dans lequel la star se perd. Jusqu’à un point de non-retour. Lors d’une séquence de violence entre les deux amants, Bertolucci et Brando réécrivent sur le plateau la scène pour y inclure un viol – la célèbre « scène du beurre ». Maria n’est pas au courant et quand les deux caméras tournent, elle subit toute la violence de cet acte. Même simulé, elle le ressentira comme un viol. Cette violence subie sur le plateau, et plus globalement celle que subissent les femmes au cinéma, elle en parlera toute sa vie sans jamais être vraiment entendue. Bertolucci reconnaîtra, lui, quelques années avant sa mort, avoir volontairement laissé Maria dans l’ignorance pour avoir « ses vraies larmes » à l’écran.

Revenons-en donc à la mise en scène de cet élément par Jessica  Palud. Le choix de tourner la scène dans une reconstitution frontale questionne. Pourquoi remontrer les larmes de Maria Schneider, rejouée par Anamaria Vartolomei dont on perçoit le trouble dans le visage cadré en gros plan ? Pourquoi focaliser sa caméra sur son corps, sur la violence des à-coups de Brando (le haletant Matt Dillon semble aussi parfois se demander ce qu’il fait là) ? C’est quand elle joue enfin sur le hors-champ, en regardant droit dans les yeux les réactions de l’équipe de l’autre côté de la caméra, que quelque chose se passe. Deux petits plans qui n'enlèvent pas le malaise face à cette scène qui ne rend en rien hommage à une comédienne ayant tout fait dans sa carrière pour ne plus être renvoyée au Tango. C’est là que Jessica Palud rate son film. Réduisant encore Schneider à cette seule scène, et cette agression, puis la violence des humiliations et moqueries qui en suivirent, au grand moment clé de sa vie, celui qui la fera sombrer dans la drogue et la dépression, oubliant au passage toute subtilité d’écriture. Bertolucci devient le seul responsable du malheur de Maria dans une scène finale jouant maladroitement sur l’idée de la cancel culture. Un film qui a toutefois le mérite de remettre en lumière l’histoire de Maria Schneider, à une heure où la toute-puissance du cinéaste sur les plateaux tant enfin à être remise en cause, même si cette question de la manipulation et de la domination d’un réalisateur sur son équipe aurait pu être plus incisive.

ALICIA ARPAÏA

Maria

Réalisé par Jessica Palud

Écrit par Jessica Palud et Laurette Polmanss

Avec Anamaria Vartolomei, Yvan Attal, Matt Dillon, Céleste Brunnquell

France, 2024

Maria n’est plus une enfant et pas encore une adulte lorsqu’elle enflamme la pellicule d’un film sulfureux devenu culte : Le Dernier tango à Paris. Elle accède rapidement à la célébrité et devient une actrice iconique sans être préparée ni à la gloire ni au scandale…

Sortie en salle le 19 juin.

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