RENCONTRE AVEC ALICE ROHRWACHER — “Nous ne sommes plus dans le temps des héros romantiques”
En quatre films, la réalisatrice toscane Alice Rohrwacher s’est imposée sur la scène internationale comme fer de lance d’un nouveau cinéma italien, poétique et politique. À l’occasion de la sortie de La Chimère, qui nous raconte les errances d’Arthur, un jeune archéologue britannique, et de sa troupe de pilleurs de tombes à travers l’Italie des années 1980, nous nous sommes entretenues avec la réalisatrice toscane pour parler du mythologique et du profane, de folklore, et de cinéma. Rencontre.
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J’aimerais revenir sur le titre du film, La Chimère. C’est un titre énigmatique, qui n’est jamais prononcé dans le film. Qu’est-ce que ça a comme signification pour toi, la chimère ?
En vérité, le mot est prononcé une fois, quand le personnage d’Arthur a la possibilité, pendant une fête, d’être avec les autres et de s’amuser. Tout d’un coup, il devient absent, il est appelé par quelque chose. Le personnage d’Italia demande ce qu’il a, et les autres lui répondent « Ce n’est rien, c’est sa chimère ». La chimère, c’est quelque chose qui habite Arthur, dans la recherche du vide. Mais dans le film, chaque personnage a sa chimère, c’est-à-dire quelque chose qu’ils cherchent à rejoindre et n’arrivent jamais à prendre dans leurs bras. Pour les personnages des tombaroli, c’est l’argent facile, pour Arthur c’est un amour, et pour Laura c’est sa fille perdue. J’ai surtout utilisé ce terme pour définir ce mouvement de recherche qui emprisonne le personnage.
Il y a une dimension mythologique très forte dans le film : le personnage d’Arthur a beaucoup été comparé au mythe d’Orphée et Eurydice, et il y a aussi tout l’héritage architectural des tombes qui est associé à la mythologie. C’est quelque chose d’important pour toi ?
Le mythe d’Orphée et d’Eurydice accompagne le film, par la musique de Monteverdi, et d’une manière plus symbolique par Arthur, c’est un Orphée moderne qui cherche la porte de l’au-delà. Naturellement, on vit aujourd’hui dans un monde très matérialiste, nous ne sommes plus dans le temps des héros romantiques. C’est cela qui crée un grand contraste : c’est un homme emprisonné dans un romantisme d’un autre âge, qui évolue dans notre temps ; ici, ce sont les années 1980.
Pourquoi, d’ailleurs, ce contexte des années 1980 ? C’est pour sa charge esthétique ?
Les années 1980 en Italie sont une période très importante pour les archéologues, car c’était ce qu’on appelle l’époque de la grande razzia. C’est le moment où tout d’un coup, une partie de la population a commencé à vider les tombes étrusques et à en vendre le contenu. C’est le moment où s’affirme une autre mentalité dans la société, une mentalité qui ne croit plus en l’invisible, seulement au visible et à l’argent. Pour les archéologues, cette vente de notre passé archéologique est un moment très important. Il faut savoir aussi que la loi contre les tombaroli n’était pas encore très définie à cette époque ; maintenant, c’est beaucoup plus difficile de trafiquer de l’art ancien. Pour cette raison, je n’avais pas le choix de l’époque : ce n’était pas vraiment pour son esthétique, c’était pour raconter un mouvement qui nous regarde aussi. Le moment où on a commencé à vendre des objets qui appartiennent aux âmes.
Tu cherches à raconter une Italie désenchantée, ou décadente : dans La Chimère, il y a ce décor autour de Laura, le personnage joué par Isabella Rossellini, qui vit dans un cadre délabré, un vestige d’un ancien temps auquel elle pense toujours, mais qui n’existe plus…
Oui, c’est peut-être une manière enchantée de raconter un désenchantement. Je suis amoureuse de ces personnages, donc je sens leur enchantement, mais ce sont des personnages qui vivent un désenchantement.
C’est d’ailleurs le cas du personnage principal : je me demandais comment tu l’avais écrit ? On est à la fois dans la réinterprétation du mythe d’Orphée, et le retour du fils prodigue, qui est très mélancolique…
Dans la mythologie, quand Orphée chante, tout le monde l’écoute ; mais il est aussi obsessionnel, il est fermé dans sa tête. Le personnage d’Arthur est un peu comme ça, c’est quelqu’un qui n’est jamais réellement là, et c’est l’opposé de celui de Lazzaro qui est toujours présent. Je voulais travailler sur un personnage similaire, mais dans le sens où il est complètement différent. On n’arrive jamais à le cerner, à le toucher, il échappe toujours à notre dimension. Il est très mystérieux par son absence. Quand j’ai fait des entretiens avec les tombaroli, on m’a dit : « Les choses s’appellent : l’eau appelle l’eau, le vide appelle le vide. » C’est quelque chose que j’ai repris dans le film, car Arthur cherche soit de l’eau, soit les tombes. J’ai pris cette phrase comme une clef : je me suis dit que le personnage qui cherchait le vide avait lui-même un grand vide en lui ; et autour de ce vide se construit le personnage d’Arthur. Il est aussi un hommage aux jeunes Anglais, Allemands, qui dans les années 1700-1800 faisaient les grands tours, les voyages de l’Europe du Sud pour voir les anciennes ruines. C’est aussi pour cette raison que je me suis dit qu’il ne pouvait être qu’anglais, pour porter en lui la mémoire de ces grands voyages.
C’est très romantique, au sens littéraire du terme, cette personnalité à la fois très sombre et portée par un idéal. Ce personnage a aussi une forme de violence en lui ?
Oui, il a une forme de rage, comme beaucoup de gens qui se sentent dans une cage. Je voulais raconter ce personnage comme une chimère dans sa cage. Parfois, il a des formes de violence, mais on comprend tout de suite qu’il n’est pas dangereux car les autres, devant sa violence, rient.
Comment s’est passé le casting de Josh O’Connor, qui est assez étonnant ?
C’est Josh qui m’a écrit une lettre ! À ce moment-là, je ne pensais pas à lui, parce que dans la première version du scénario, Arthur était beaucoup plus âgé, et j’ai cherché des acteurs allant dans ce sens. Mais après cette lettre je l’ai rencontré, et j’ai compris que Josh n’a pas d’âge, il est vraiment hors de tout âge, à la fois jeune et ancien dans sa nature. Il a une capacité incroyable à exprimer une qualité de l’âme. Tout en lui racontait qu’il pouvait être Arthur. Après cette rencontre, je ne pouvais plus imaginer ce personnage autrement.
Le folklore est très présent, et a une grande importance dans le film : il y a toute cette scène de carnaval au centre du film qui est très colorée, très forte à l’écran. Il y a aussi les chants, les bardes, le fait que toute une partie de l’intrigue soit racontée par le chant…
C’est une histoire populaire, qui a ses racines dans la mythologie, mais il ne faut pas oublier que la mythologie n’est pas quelque chose de sophistiqué ni d’intellectuel, ça appartenait au peuple. L'Iliade et l’Odyssée, c’étaient des chansons chantées dans les rues ! Je voulais donner cette dimension populaire à une histoire épique. Quand on parle d’épique, on pense à quelque chose de grand, mais pour moi, l’épique signifie les légendes du monde. Ce n‘est pas l’histoire d’Arthur ni de sa bande, c’est une histoire populaire. Tout le monde peut y participer.
Le personnage interprété par ta sœur, Alba Rohrwacher, vient casser cette dimension. Elle m’a rappelé la fin de Heureux comme Lazzaro, avec cette scène finale qui se passe dans une banque, qui casse d’un coup tout l’aspect poétique de l’histoire. Ici, le personnage d’Alba rentre en opposition avec ce folklore, ce romantisme, en donnant une dimension très capitaliste à toute cette intrigue.
Oui, le personnage d’Alba est un caméo, un tout petit rôle, qui n’est pas un rôle psychologique mais symbolique. Elle nous raconte que les tombaroli, même quand ils pensent être très libres, des prédateurs, des machos de la province, se révèlent toujours être un maillon au service d’un marché. Il faut toujours rappeler que tous les trafics, même illégaux, même quand ils ont cette patine d’aventure, de rébellion, font toujours partie d’un marché. Dans le film, ils déclarent qu’ils font ce travail pour être indépendants, libres, pour « casser » la vieille société où ils sont nés, et pour faire beaucoup d’argent ; mais le personnage d’Alba fait comprendre qu’ils font partie d’un engrenage.
Tu parles beaucoup de politique à travers tes films, et tu contribues à la visibilité d’un nouveau cinéma italien d’auteur. Quelle est ta vision sur ce renouveau du jeune cinéma italien ?
Je me suis toujours questionnée dans mes films sur l’identité italienne. Pas dans le sens d’une identité fermée, mais pour ouvrir au contraire cette question identitaire. Cette question est aux mains d’une politique qui veut fermer l’identité, la cristalliser. Moi, dans tous mes films, je cherche à ouvrir cette identité, et montrer comment un personnage qui s’appelle Italia représente très bien mon pays, mais n’est pas italien, il est joué par une Brésilienne (l’actrice Carol Duarte).
Je suis très contente qu’il y ait une renaissance du cinéma italien, et j’explique cette notion d’identité parce que je ne conçois pas le cinéma italien comme un adjectif nationaliste, mais au contraire comme une ouverture à une définition différente de l’identité.
Il y a une grande absence du public en Italie, mais mon public a beaucoup changé depuis mes derniers films. Jusqu’à Lazzaro, j’étais toujours plus jeune que le public qui voyait mes films : le cinéma d’auteur, de poésie, en Italie, était vu par une vieille génération qui se sentait à l’écart dans un pays qui n’a plus d’intérêt en la poésie. C’est la génération de mes parents, et j’ai le souvenir d’avoir voyagé avec mes films en Italie, et d’avoir rencontré un public d’une génération avant la mienne. Avec La Chimère, la grande surprise, c’est que le film est entre les mains d’un public très jeune, entre 18 et 25 ans, et qui a vraiment le désir d’un cinéma libre ; cette génération a été nourrie depuis sa naissance avec des images très sages, celles d’un cinéma plus commercial, et a maintenant soif d’un cinéma indépendant qui lui ouvre les yeux au lieu de les fermer. C’est la première fois qu’une génération de cinéastes nourrit un public, même si le chemin est encore très long. On dit toujours que certains films n’ont pas de public, et moi je peux dire qu’il y a un public qui n’a pas de film pour lui. C’est important de créer des films pour ce nouveau public, qui a besoin de voir ses racines.
Propos recueillis par Mariana Agier