RENCONTRE AVEC CÉLINE SALLETTE ET CHARLOTTE LE BON – « Du silence au cri, il y avait le chemin que je voulais raconter »
La vie sera toujours plus belle que le cinéma, mais le cinéma, ça aide quand même à vivre. C’est ce qu’on peut ressentir en sortant du film Niki, le premier long-métrage de Céline Sallette – qui raconte dix années de la vie de l’artiste Niki de Saint Phalle. Porté par une Charlotte Le Bon grandiose, le biopic dépeint une femme engagée, courageuse et inspirée, dont on suit les cheminements personnel et artistique finalement indissociables.
Interview croisée.
Niki de Saint Phalle se libérait par la création artistique. Est-ce que cela fut aussi votre expérience à travers ce film ?
Céline Sallette : Bien sûr ! Le film parle de la façon dont on accède à sa puissance, dont on arrive à être pleinement soi. Il raconte aussi la manière dont on peut surmonter les obstacles pour accéder à sa force et dont on cède à son rayonnement. Comment, finalement, on arrête d'être écrasée.
Charlotte Le Bon : C'est clairement la plus belle proposition qu'on m'ait faite depuis le début de ma carrière. J'avais presque fait le deuil de ce type de rôle, je me disais qu'on ne projetait pas ce type de rôle sur moi. Mais j’ai eu la chance d'être accompagnée par une réalisatrice extrêmement bienveillante et fine, qui m'a permis de déployer des choses que je n'avais pas encore déployées, sans le moindre jugement. Je me suis rarement sentie aussi libre sur un plateau.
Pourquoi avoir choisi de raconter Niki de Saint Phalle ?
Céline Sallette : J'ai vu une interview d'elle, il y a quatre ans maintenant. Elle était si moderne ! Ça m'a donné envie de m’intéresser à sa vie. J’ai compris à travers sa biographie qu’elle avait traversé des années de vie très difficiles, mais aussi transformatrices, car elle luttait contre les conséquences d’un lourd traumatisme, les actes incestueux de son père.
Et vous, Charlotte Le Bon, qu’est ce qui vous a attiré dans le fait d’interpréter cette artiste ?
Charlotte Le Bon : Pouvoir représenter une femme aussi puissante, subversive et en même temps remplie de contradictions. On m’a trop souvent proposé des rôles de jeune fille raisonnable. Or il n'y a rien de raisonnable chez Niki, et c'est ce que j'adorais.
Céline Sallette, vous vous attelez à raconter ces contradictions mais aussi à montrer le traumatisme.
Céline Sallette : Vous savez, je me suis rendu compte en écoutant Christine Angot, Dorothée Dussy ou encore Muriel Salmona, que c’est seulement maintenant que notre société est capable de regarder l'inceste. Je pense qu’on a été encouragé·es par des artistes qui ont pris la parole, et par les recherches scientifiques sur le sujet. Désormais, on sait que l’acte incestueux est si insensé que le cerveau enfouit le souvenir. Cela paraît invraisemblable, mais cette amnésie traumatique, c'est ce que le corps fait pour survivre. Ces choses qu'on regardait à tort comme étant de la folie ou de la maladie sont en fait presque normales au regard de la violence du traumatisme.
Diriez-vous qu’il est réducteur de regarder les maux de Niki de Saint Phalle à travers le prisme de la maladie ?
Céline Sallette : Finalement, la maladie est la conséquence d'une souffrance ou d'un traumatisme. Même son hyperthyroïdie. Le corps imprime une violence et essaye de s'en défaire. Quand j'ai découvert que la thyroïde est une glande qui ressemble à un serpent, j'ai trouvé ça invraisemblable. C'est aussi une glande qui repousse. C’est-à-dire que quand Niki subit une ablation de la thyroïde, il y a aussi un combat matériel dans cette lutte contre la maladie.
Et puis, il y a toute une dimension mythologique dans la chair. C'est comme si la chair faisait aussi œuvre de poésie et de métaphore pour exprimer quelque chose.
La maladie mentale est souvent représentée de manière stéréotypée au cinéma, surtout lorsqu’il s’agit d’un personnage féminin. Comment fait-on pour éviter les écueils les plus grossiers ?
Charlotte Le Bon : À aucun moment, je ne me suis dit "je dois étudier la folie ». La souffrance de Niki de Saint Phalle est aussi le symptôme d'une femme qui refusait l'aliénation. Elle était incapable de se reconnaître comme une femme au foyer, elle sentait qu'elle avait autre chose en elle qui ne demandait qu'à sortir. C'est une chose à laquelle je peux aussi m'identifier.
Céline Sallette : L'enfer de l’hôpital psychiatrique, où elle est internée un moment, c'est aussi un endroit dans lequel elle trouve la lumière. Pour moi, c’était autant un endroit de monstres que de naissance. C'était donc un travail très important d'équilibre. Un film se trouve chaque jour, il faut naviguer à vue. Quand quelque chose est juste, tout le monde le voit. J'avais une grande confiance en mes partenaires et dans leurs propositions artistiques.
Lorsque le traumatisme qu'elle a vécu lui revient, Niki va voir son amie en panique. À ce moment-là, votre jeu, Charlotte, est aussi surprenant que juste : vous touchez votre gorge pour représenter ce qui n'arrive pas à sortir, car c’est trop douloureux. Comment cela vous est-il venu ?
Charlotte Le Bon : C’est un outil que m'a donné Céline le troisième jour de tournage. Dans le scénario, il était écrit que Niki se met à pleurer, qu’elle a les yeux qui lui sortent de la tête. On se met donc une pression monstre en tant qu'actrice, car la scène repose sur l’émotion qu'on est en mesure d’exprimer. Je suis arrivée sur le plateau, on a fait une première prise, mais ce n'était pas suffisant. Céline est venue vers moi, sans me mettre aucune pression. Elle m’a dit que si je n’arrivais pas à pleurer, c'était que la scène devait être faite autrement. Elle m’a dit « Quand elle te demande ce que tu as, tu n'arrives pas à lui dire, fais juste ce signe. » J’étais surprise, mais je me suis dit pourquoi pas. Et je vous jure que quelque chose d’énorme est monté à ce moment-là, qui m’a dépassée.
De même, la guérison est une notion finalement assez relative.
Céline Sallette : Pour moi, le film était entre le silence et l'explosion de l'être. Du silence au cri, il y avait un chemin que je voulais raconter.
Vous faites quelque chose qui est très rare dans le genre du biopic. Vous écrivez votre récit, non pas en récapitulant le sujet, mais au moment présent. Comment avez-vous envisagé la temporalité du récit ?
Céline Sallette : Au début, Niki faisait des allers-retours entre passé et présent, mais cela restait un peu superficiel comme procédé. Avec l'aide de mes producteurs et du coscénariste Samuel Doux, nous avons eu l'idée de remettre les choses dans l'ordre, à travers un chapitrage. Dans le parcours du héros, il faut avoir le courage d'aller dans l'ombre. J'aime bien quand Bertolt Brecht met à distance le récit de ses œuvres, pour qu'on voit ses circonstances. Je ne voulais pas être collée à l'émotion, rentrer dans des trucs trop dégueulasses, mais raconter l'histoire depuis la lumière qu'elle en a tiré. Dans ses œuvres, elle n'a presque jamais rien fait qu'un enfant ne pourrait pas voir.
Il y a beaucoup de détails métaphoriques dans le film. Quelle place y accordez-vous ?
Céline Sallette : Une place énorme. Comme on n'avait pas le droit de montrer les œuvres, il fallait qu’elles transparaissent dans le film. Par exemple, avec tout le motif de l'oiseau et de la libération. Le film est brodé de messages subliminaux, c’est comme un hommage permanent.
Qu’est ce qui vous rend fières à propos de ce film ?
Charlotte Le Bon : C'est un film que je considère honnête et échappant à toute prétention. C'est prodigieux de faire un film sur une femme qui a traversé des choses aussi sombres et d'arriver à en faire un truc aussi lumineux. Cela a été une expérience de tournage vraiment exceptionnelle, et j'ai juste envie de faire Niki 2.
Céline Sallette : Quand j'étais une jeune femme, il y avait plein de choses que je ne savais pas, et j'aurais aimé qu'on me raconte des histoires de femmes qui voient, qui luttent, et qui s'en sortent. Ma fille avait 13 ans quand j'ai tourné ce film. Et je tenais à ce qu'elle sache que Niki de Saint Phalle existe.
Propos recueillis par Victoria Faby