RENCONTRE AVEC SOPHIE LETOURNEUR - Voyages en Italie

Voyages en Italie - Copyright Météore Films

La réalisatrice d'Énorme et Les Coquillettes continue l’exploration de sa vie avec Voyages en Italie, comédie hilarante dans laquelle elle joue avec Philippe Katerine. Elle nous parle du processus de fabrication de son nouveau film, de son rapport à l’autofiction et du lien conjugal.

Votre film évoque deux films de Rossellini avec Ingrid Bergman, Stromboli et Voyage en Italie. A priori, votre univers est bien différent de celui de Rossellini. Qu’est-ce qui vous rapproche de lui ? 

Rossellini, en particulier dans Voyages en Italie, c’est un des premiers à mélanger les images de documentaire et les images de fiction. Quand j’étais aux Arts Déco, un de mes premiers films d’études était justement basé là-dessus, je construisais les plans de fiction d’après les plans de documentaires. Dans Énorme (2019), je l’ai aussi beaucoup fait. Comment la fiction se nourrit du réel et le réel se nourrit de la fiction, cette circulation entre les deux, sont des thèmes assez naturels dans mon écriture, dans mon travail. Rossellini est le premier à avoir fait ça, je suis très sensible à ça dans ses films. Je n’ai pas écrit le film d’après le film de Rossellini, j’ai eu l’idée du film et après j’ai vu les correspondances qu'il y avait entre les deux films. J’ai trouvé ça drôle d’appeler le film pareil mais avec un S parce que j’ai souvent le cul entre deux chaises avec mes films, il y a à la fois une proposition formelle déroutante, aussi parce que je viens du monde des arts plastiques, et que je fabrique mes films d’une certaine façon, et, en même temps, ce ne sont pas des films sérieux, dans les thématiques et ce côté faux documentaire, cette fausse spontanéité, comme si n’y avait pas eu de travail derrière ça. Le travail ne se voit pas forcément, même si tout est écrit et qu’il n’y a jamais d’improvisation dans mes films. 

Dans Les Coquillettes (2012), il y a une scène où je dis « On va au cinéma, on a que ça à foutre, on va voir Sous le soleil de Satan de Jafar Panahi », évidemment que je sais que ce n’est pas lui le réalisateur de Sous le soleil de Satan, mais je prends du plaisir à désacraliser le cinéma, parce que ce n’est pas mon rapport au cinéma, à l’art globalement, et puis il y a un peu de provoc’ aussi. Je trouvais ça intéressant de désembourgeoiser le Voyage en Italie de Rossellini, qui est vraiment la fiction dans tout ce qu’on peut attendre de la fiction, c’est-à-dire un couple qui a de l’argent, des scènes où il se passe des grandes choses, c’est très beau, c’est aussi la puissance du cinéma. Mais personnellement, j’avais envie de faire un film sur un couple qui n’a aucun intérêt spécial, qui ressemble un peu à tous les couples et qui a le Guide du Routard. 

D’ailleurs, le point de départ du film, c’est un vrai voyage que j’ai fait avec mon mari pendant les vacances scolaires à Pâques et il y avait plein d’autres couples comme ça, sans leurs enfants, je pense qu’ils s’étaient pris la tête comme nous sur comment faire garder leurs enfants. C’est un moment qui vient après 5-6 ans où on est tout le temps collés aux enfants, on étouffe, et le miroir que ces couples me renvoyait m’a amusée, ça aurait pu me déprimer mais  je prends toujours le chemin de la dérision finalement, même dans ma vie personnelle. Ça m’a amusée et ça m’a touchée de voir tous ces couples qui faisaient cet effort. Parce que c’est beaucoup de pression, de se dire « allez ça va être léger, ça va être obligatoirement léger, on a 4 jours pour coucher ensemble » en gros. En fait, c’est une pression dingue, il y a la peur de la déception et c’est toujours à moitié raté. Il n’y a jamais assez de temps, on est rattrapés par plein de choses mais dans le fond ça ne sert pas à rien non plus. C’est tout ça qui m’a donné envie de faire ce film, et je trouvais ça amusant de l’appeler comme le film de Rossellini.

Énorme - Copyright Memento Films Distribution

A priori, Sophie et Jean-Fi ne ressemblent pas beaucoup à Ingrid Bergman et George Sanders, ils ont un côté M. et Mme Tout le monde, avec leur guide du routard, leurs chapeaux et leur ombrelle. Mais ils partagent une chose : la crise de leur couple. C’est un sujet universel, la remise en question de l’amour ?

Ce qui était important pour moi, c’est que ce ne soit pas une crise formulée, ce qui n’est pas le cas dans le film de Rossellini. Les personnes qui ont lu le scénario m’ont dit qu’il fallait injecter de la fiction, que Sophie et Jean-Fi devaient aller vraiment mal au début du film, et que l’enjeu pour sauver leur couple c’est ce voyage, sinon ils se séparent. Il y a des gens qui voient le film aujourd’hui et qui trouvent qu’il ne se passe rien et que ça manque d’évolution. Justement c’est ça que je trouve intéressant, c’est qu’il n’y a pas d’évolution ni de solution, c’est un constat. Le lien conjugal c’est beau si c’est de l’amour, mais en même temps c’est l’angoisse. La passion, le désir qu’il y a au moment de la rencontre ne peuvent pas exister avec le lien conjugal. Ce qui est beau dans ce lien, c’est la fraternité, ce lien très particulier qui fait qu’on est dans un même lit sans avoir de désir. Donc il n’y a pas de solution, soit on décide de partir, donc on renonce à la famille, à ce qu’on a construit, et on veut vivre autre chose sexuellement mais aussi dans sa vie, s’ouvrir vers l’extérieur, soit on s’ouvre vers autre chose mais on perd un passé avec quelqu’un. Je ne voulais pas qu’il y ait de crise, pour moi ils ne sont pas en crise, ils sont dans le lien conjugal ou alors c’est une crise quotidienne perpétuelle ! J’ai souvent des retours sur mes films de gens qui ne comprennent pas bien quel est mon propos, y compris dans Énorme qui était sur les deux côtés de la médaille, c’est-à-dire la violence et la magnificence de la grossesse.

C’est vrai que Sophie et Jean-Fi parlent après coup d’une engueulade pendant le voyage mais elle est gentille leur dispute, ils ne s’engueulent pas beaucoup.

Oui parce qu’ils fictionnent ! Quand Jean-Fi dit « c’est là qu’on s’est engueulés » c’est parce qu’il veut qu’il y ait des événements. J’aime travailler sur les idées de récit linéaire et circulaire, le rapport des femmes et l’autofiction et le rapport masculin à l’événement et à la ligne droite. Le film est le premier volet d’une trilogie, et dans le deuxième volet, les personnages seront en vacances avec les enfants pendant 3 semaines, et il se passera encore moins de choses.

Vous n’aviez pas joué dans un de vos films depuis Les Coquillettes (2010). Pour quelles raisons avez-vous choisi de jouer dans ce film ? Est-ce parce que c’est votre histoire ou parce que vous n’avez pas trouvé d’actrice pour vous interpréter ?

Je n’ai pas cherché d’actrice, c’est Laetitia Goffi avec qui je travaille depuis toujours et qui est coscénariste sur ce film, qui m’a poussée à jouer dedans. Et j’aime jouer, même sur Énorme, par moments ça m’a traversé l’esprit car je suis tellement pointilleuse, je disais à Marina Foïs « tu répètes ça comme ça ». Pour ce film, on a travaillé à partir de mes enregistrements donc c’était plus simple que je joue dedans, plutôt que de demander à quelqu’un de faire exactement comme moi. 

Dans ce film, la mise en scène de soi et l’autofiction sont clairement présentes. Est-ce que c’est dans votre vie que vous trouvez le plus d'inspiration ?

Oui. (rires) Je ne peux pas dire le contraire.

Voyages en Italie - Copyright Météore Films

Vous êtes attirée parfois par d’autres formes de projets ?

Oui, j’ai envie de faire autre chose. À la base ça part de moi, je suis toujours le personnage principal, puis mon désir de filmer se reporte sur les autres personnages. Par exemple dans Énorme, c’était plutôt sur le personnage féminin qui était central, puis finalement c’est le personnage masculin qui a pris toute la place. Dans La Vie au ranch (2010), c’est finalement Eulalie que j’ai davantage filmé. C’est toujours un peu comme ça. Et le plus grand plaisir que j’ai, c’est de filmer les autres. Mais la nécessité de base, elle part toujours de choses que je connais et ce que je connais le mieux c’est quand même ma vie. Mais par exemple le monde de la musique classique, les hôpitaux, ce sont des univers dans lesquels je me suis immergée pendant un an, j’ai fait beaucoup de recherche documentaire, et filmer les sage-femmes et leur travail c’était quelque chose de génial pour moi. 

Dans Voyages en Italie c’est pareil, je pourrais développer des films sur tous les gens que j’ai filmés, comme la loueuse de scooter. J’avais envie de partir de ce désir-là, filmer des personnes qui ne sont pas comédiens et développer des fictions autour d’eux. Donc j’ai un projet de série documentaire - qui ne sera pas vraiment documentaire - qui s’appelle La Queue Leu Leu, sur la masculinité, sur les hommes et leur queue, dans plein de pays du monde. Je commence à Houston au mois de juin, ce sera sur la vasectomie. L’idée c’est que je sois inspirée par un mec et que je lui dise « On va faire une fiction, imagine tu te fais faire une vasectomie » et on va construire une fiction mais dans sa vie à lui, c’est du documentaire fiction. Souvent, ce qui me prenait du temps, c’est que j’écrivais des histoires et après il y avait un casting dingue pour trouver la personne qui correspondait. Là je vais faire le contraire, je vais trouver la personne et après je vais développer l’histoire à partir de cette personne-là. Donc je vais sortir de moi.

Et finalement cette trilogie, c’est une réflexion sur ce couple, sur le désir mais plus globalement sur l’autofiction, la fiction et le récit. Le dernier film s'appellera Divorce à l’italienne et sera incarné, j’espère, par des acteurs américains, ce sera comme un de mes films mais à la sauce américaine. Je pense que je ferai autre chose après cette trilogie, mais je ne sais pas encore quoi. Je suis ouverte aux commandes, mais on ne m’en propose pas trop. Je ne suis pas contre l’idée de réaliser le scénario de quelqu'un d’autre, si je peux retravailler les dialogues. 


C’est votre première collaboration avec Philippe Katerine et pourtant on a l’impression que vous vous connaissez depuis toujours tant vos univers semblent se rejoindre et que ce couple marche à la perfection. Qu’appréciez-vous chez lui ?

Tout. Je l’adore, j’étais fan de ses chansons depuis plus de 20 ans mais je ne le connaissais pas personnellement. Et en effet, je me sens proche de lui, de son rapport à la poésie, au trivial, au sérieux aussi. C’est quelqu’un qui n’est pas dans un rapport bourgeois à la création, et surtout c’est quelqu’un qui est toujours aussi libre et radical dans son travail. C‘est quelqu’un que j’admire beaucoup parce qu’il est libre, courageux, c’est un artiste complet, j’adore ses dessins aussi. Le succès lui est tombé dessus - et tant mieux - mais ça n’a pas changé ce qu’il fait, Et surtout, j’accroche tellement avec sa sensibilité que lui a tout de suite compris la mienne, c’était vachement bien parce qu’on a gagné beaucoup de temps. Il a tout de suite compris les doubles sens des dialogues, comment il fallait les dire, parce que le film est plein de sous-couches. Il a été même plus loin dans certaines choses que ce que j’aurais imaginé.

Voyages en Italie - Copyright Météore Films

Pouvez-vous m’expliquer votre manière de travailler et le choix de jouer avec des oreillettes qui vous donnaient les bandes son des séquences pendant le tournage ? Pourquoi ne pas avoir appris les dialogues par cœur ?

Vu qu’on peut le faire, pourquoi ne pas le faire ? C’est tellement génial de pouvoir le faire. C’est beaucoup plus simple d’avoir la bande-son, comme il n’y a pas d’improvisation et beaucoup de textes car mes films, en général, sont très bavards, et qu’on voulait le tourner dans un cadre documentaire, donc les scènes se déroulent comme ça, quand on prend un bateau, on ne le prend qu’une fois, on ne loue pas le bateau, il n’y a pas de figurants, donc ça rendait les choses plus simples. Et puis, c’est une expérience de dispositif, je suis toujours pour. Comme je travaille d’après ces bandes-son, le plus simple est de les avoir. Parce que sur d’autres films, par exemple La Vie au ranch, il y avait aussi ces bandes-son mais les oreillettes à l’époque ça ne se faisait pas et on réécoutait tout le temps la bande-son qui était apprise comme un morceau de musique. Même sur Énorme j’étais dans un rapport à la répétition et au montage de la répétition qui était maniaque. Mais tout le monde n’arrive pas à jouer, entendre, dire, faire tout en même temps, c’est quand même une gymnastique spéciale.

Voyages en Italie est le 1er volet d’une trilogie. Est-ce que ce sera encore avec vous et Philippe Katerine ?

J’espère ! Le 2ème volet sera sur le couple, qui part en vacances avec ses enfants de 3 et 9 ans, Raoul et Claudine. Ils seront vraiment le centre du film, le personnage de ma fille proposera de raconter les vacances au jour le jour. On verra moins le couple parce qu’il est crevé, les enfants prennent toute la place, donc les enfants seront les héros du film. C’est encore un film sur le lien et les deux versants du lien, le lien fraternel avec sa haine et son amour, et l’enfer et le bonheur des enfants, c’est vraiment ça le sujet. J’ai vraiment hâte de faire ce film, les enfants c’est quelque chose qui prend beaucoup de place et en même temps qu’on aime tellement, donc j’aimerais faire un film là-dessus et filmer un enfant de 2 ans et demi - 3 ans, ça me passionne. J’ai hâte de le faire même si je sais que ce n’est pas un film fait pour marcher. Ce sera un film avec un récit très particulier parce que c’est le hors champ du cinéma, on est sur des petits détails, là pour le coup il y a vraiment pas de trajectoire si ce n’est le couple. J’adorerais que ce soit à nouveau avec Philippe Katerine, il sait que je compte sur lui, et normalement ce sera tourné durant l’été 2024. Le film est écrit, on a déjà fait la maquette, mais il faut que je trouve les enfants qui n’ont pas encore été castés. Et le troisième volet de la trilogie s’appelle Divorce à l’italienne et c’est sur la séparation et une rencontre. On retombe sur cette question de la rencontre et du lien parfois addictif et mal placé de la passion : est-ce qu’on aime l’amour ou la personne ? Ce sera peut-être une comédie de remariage vers la fin. Mais la difficulté de plus en plus grande de faire des films me préoccupe. J’ai aussi une idée de « film de marché » qui s’appelle Bad Ass, c’est un film assez engagé, auquel je tiens politiquement, mais que je vais faire de façon plus classique, pour trouver un équilibre avec ce cinéma de recherche, qui n’est pas viable.


Propos recueillis le 9 mars 2023 par Esther Brejon

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