RENCONTRE AVEC VANESSA FILHO - “Voir sa douleur reconnue, cela permet à la parole de s'ouvrir”

Copyright Julie Trannoy

La réalisatrice de Gueule d’Ange a adapté à l’écran l’histoire de Vanessa Springora, en mettant en scène avec brio l’emprise de Gabriel Matzneff sur la jeune adolescente. Rencontre avec la cinéaste. 

Sorociné : J’ai lu que c’étaient les producteurs du film, Marc Missonnier et Carole Lambert, qui avaient pensé à vous pour réaliser le film. Pourquoi étaient-ils convaincus que vous seriez la bonne personne pour adapter ce livre  à l’écran ?

Nous avions déjà travaillé ensemble sur mon précédent film, Gueule d'ange. J'étais en train de travailler sur un autre projet avec eux quand Marc m'a appelée pour me parler du roman. Adapter un livre m’avait toujours fait peur, mais l’histoire de Vanessa m'interpellait. Je me suis donc enfermée pour lire le livre. J'ai ressenti à la lecture un sentiment de colère très fort qui m'a donné envie d'agir. J’ai appelé Marc et Carole pour leur dire que je ne pouvais pas passer à côté de cette histoire.  
Je crois qu'ils ont pensé à moi parce que la protection des mineurs est un sujet qui me préoccupe vraiment. Mon premier film traitait déjà un peu de ce thème-là. 

Lorsque vous avez lu le livre de Vanessa Springora, au-delà du choc émotionnel que l’histoire a provoqué chez vous, quels sont les premiers éléments visuels ou sonores qui vous sont apparus ?

Des images, il y en a eu beaucoup, mais l'appropriation émotionnelle et intime de l'histoire a été fondamentale pour moi. J'ai une écriture assez physique, une écriture des sensations.
À la lecture du livre, j’avais eu la sensation de revenir à des premiers états de vulnérabilité. J'ai été tout de suite prise en otage physiquement. On me demande souvent quelles ont été mes références cinématographiques, mais mes références, ce sont avant tout mes émotions. Et là, elles se sont conjuguées tout de suite à la lecture du livre.
Après la lecture, la violence qui avait été générée par le récit a marqué mes rêves et mes nuits. J'ai eu des cauchemars qui se sont répétés et que j'ai cherché à mettre en scène dans le livre. J'avais imaginé Vanessa seule sur scène avec cet homme seul dans le public qui applaudissait. J'avais été choquée en découvrant à quel point il l'avait transformée en un personnage de fiction. Et quand j'ai lu les journaux intimes de Matzneff, j'ai été révoltée par ça. La manière dont il l'a choisie pour nourrir ses écrits. C'est un vampire, un prédateur littéraire.  
La séquence qui se déroule dans la chambre d'hôtel, dans laquelle il la menace avec ses carnets noirs, est un exemple de son mode opératoire. Il écrit qu'elle deviendra folle, dépravée. C'est une des scènes qui me fait toujours pleurer.  Au-delà du fait  que je sois époustouflée par la performance des acteurs, je vois le personnage de Vanessa se débattre avec cet homme, alors qu'elle n'a pas encore les mots pour le contrer. Lui retourne complètement la situation et la culpabilité. Cela raconte la violence de l'emprise, d'un point de vue psychologique et physique. 

Dans l’émission Quotidien, Jean-Paul Rouve a dit qu’il a eu beaucoup de mal à trouver l’humanité dans Matzneff. Est-ce que vous avez réussi à la trouver lorsque vous avez écrit le scénario ?

C'était vraiment terrible de découvrir en profondeur le personnage de Matzneff. J'emploie le mot "personnage", parce c’est ce qu’il s’est créé : toute sa vie est une fiction qu'il va orchestrer. Je me suis rendu compte progressivement qu'il n'avait aucune empathie, à part à son égard. Quand on lit ses journaux, ce qui est terrible, c'est qu'il est convaincu de sa fiction. Par exemple, dans La Prunelle de mes yeux, il va mettre un cierge à l'église Saint-Germain en demandant à la Vierge Marie de protéger cette histoire d'amour incroyable entre lui et Vanessa. Il donne l'impression que son personnage est presque sincère. Tout cela est évidemment un mensonge, mais auquel il croit.

Les scènes avec Matzneff sont souvent filmées de manière à ce que la lumière soit derrière lui, telle une auréole. Parfois cette lumière aveugle Vanessa… Est-ce que c’était un choix conscient de votre part de travailler la luminosité de cette manière ?

L’un des enjeux dans la réalisation, surtout dans la première partie du film, était de traduire à l'image le point de vue de l'héroïne et de ressentir l'attirance très forte qu'elle éprouve à son égard. Au tout début, comme elle est manipulée par Gabriel Matzneff et qu'elle croit à cette histoire d'amour, elle est fascinée par lui. Je voulais donc adopter les codes d'un certain romantisme qui correspondait à son âge et à sa vision inexpérimentée de l'amour. Je souhaitais que ma première caméra, pour traduire cet émoi, sublime l'homme, pour comprendre comment elle était aveuglée par lui. Progressivement dans le film, l'image devient de plus en plus crue, naturaliste, brutale, car les illusions tombent. Ce qu'elle voyait comme une histoire romanesque devient tout autre. 

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J’ai lu que vous aviez préparé les scènes d’intimité en amont. Pour ces scènes, avez-vous envisagé la présence d’un coordinateur d’intimité ? Pensez-vous que ce soit utile pour ce genre de récits ? 

Les producteurs me l'ont proposé. C'est moi qui ai refusé. Tout à l'heure, j'ai parlé de ma connexion intime avec le livre : c'était vraiment le langage intime du corps qui était ma fondamentale dans l'écriture. J'ai écrit avec ces sensations et toute cette intimité. Cela aurait donc été difficile de partager ces sensations avec un coordinateur ou une coordinatrice d'intimité.
Maintenant, je trouve l'idée d'avoir un coordinateur d'intimité très bonne si les réalisateurs ne sont pas à l'aise avec le traitement de ces scènes intimes. Cela n'était pas mon cas, parce qu'il y a aussi un rapport de confiance qui s'est installé entre les acteurs et moi, parce qu'on en a beaucoup parlé.

N’avez-vous pas eu peur d’en montrer trop ? 

Ce qui est violent dans ces scènes, c'est ce qu'elles racontent, c'est l'insoutenable vérité. Ce n'est pas tant ce qu'elles montrent. Les scènes ne pouvaient pas être écourtées, parce qu'il fallait saisir la vulnérabilité du personnage de Vanessa et sa confusion dans le temps juste.  
J'ai déjà échangé avec les premiers spectateurs du film. Beaucoup de personnes sont venues me voir pour me raconter les abus sexuels qu’elles ont vécus dans leur enfance. C'est ça, aussi, l'acte de faire ce film. L'image peut permettre une identification, cela peut permettre à des victimes de reconnaître leur douleur et de mettre des mots dessus.

Vous pensez que le visionnage de ces scènes intimes peut permettre à des victimes de s’exprimer ?

Oui, parce que quand on est sous emprise ou quand on a vécu un abus sexuel, on est très longtemps enferré dans ce silence, dans ce sentiment de culpabilité extrêmement fort. Voir sa douleur reconnue, cela permet à la parole de s'ouvrir. Il y a notamment un témoignage qui m'a marquée, celui d'une victime qui m'a presque remerciée d'avoir montré cette douleur à l’écran parce que cela lui permettait de communiquer sur ce qu'elle avait vécu et ressenti. Elle trouvait que c'était important de ne pas éluder la souffrance de ces scènes, parce que c'est ce qui avait existé. Il y a dans l'acte de faire ce film-là une responsabilité par rapport au récit de Vanessa Springora mais aussi par rapport à toutes ces victimes.

Comment vivez-vous le fait de porter cette double responsabilité, et le fait d’entendre des témoignages d’abus ? 

Quand j’ai accepté d’adapter ce livre, je savais à quel combat je voulais participer. Ce n'était pas qu'un film de plus, mais une volonté de ma part de m’engager. 
Évidemment que ces dernières années n’ont pas été des années faciles ; cela a été très éprouvant de se plonger dans l'écriture de ce film. Mais le fait que le cinéma puisse s'engager donne un sens à notre métier. Entendre des personnes qui n'ont jamais parlé de leur traumatisme, et qui, parce qu’elles voient ce film, prennent la parole et mettent des mots sur leur souffrance, c'est bouleversant. 

Si ce film permet à une, deux ou dix personnes de retrouver un peu confiance et balaie ce sentiment de culpabilité qu'elles ont porté en elles pendant dix, vingt ans, c'est plus qu'important.

Les scènes d’intimité jouent sur la frontière entre des moments de tendresse (on peut s’imaginer que le personnage de Vanessa n’a pas pu vivre ce genre de moments avec son père) et des moments où cela bascule dans quelque chose de beaucoup plus sexuel. 

Est-ce que cette confusion entre l’amour, la tendresse et l’attirance sexuelle était quelque chose que vous avez voulu montrer ? 

Oui, complètement. Vanessa n'est évidemment pas en âge de faire la différence entre amour et sexualité. Cette confusion, je voulais vraiment la saisir à l'image. Je ressentais chez ce personnage une insécurité et un manque d'amour très fort, qu'il va absolument dominer en la manipulant. Le fait de s'intéresser à des jeunes filles dont le père est absent fait partie du mode opératoire de Matzneff. Il cherche aussi à prendre la place du père, donc tout se confond. Je voulais également montrer la mécanique physique de l'emprise.

La voix off de Matzneff, tantôt caressante, tantôt persuasive, tantôt menaçante, fait partie intégrante de la manipulation. Mais il y a également cette manière de la rassurer par les gestes, de l’aimer pour ensuite la désaimer, la pousser à distance.

C'est très difficile de décrire le mode opératoire qu'on subit quand on est sous emprise. Comment expliquer ce sentiment d'insécurité dans lequel la personne nous met ? C'était important de montrer tout cela à l'écran, pour que des personnes qui n'arrivaient pas à identifier le comportement du prédateur puissent le comprendre en le voyant et puissent s'en protéger. 

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Ce sentiment d'insécurité, on le ressent aussi dans les dialogues, notamment dans la scène du dîner avec Matzneff, ses amies et Vanessa. Matzneff parle d'elle à la troisième personne, comme si elle n'était pas là. 

Oui, effectivement.  Il la consacre dans un rapport extrêmement intime, mais en société, il la met progressivement à distance. Donc forcément, il la dépossède, moralement, culturellement et physiquement de son libre arbitre. 

L'acte sexuel chez Matzneff signe sa dépossession. Mais le fait de la transformer en personnage de fiction est une autre manière de la dépouiller de son identité. Progressivement, la Vanessa réelle ne l'intéresse plus.

Beaucoup d’adaptations de livre, notamment ceux écrits à la  première personne, se traduisent souvent par une voix off du personnage principal au cinéma. Vous avez pris le parti de faire l’inverse. C’est la voix de Matzneff qu’on entend en off pratiquement du début jusqu’à la fin où la voix adulte de Vanessa prend le relais. Est-ce que c’était ce que vous aviez en tête dès le début de votre travail ? 

C'était dès le début, dans ma note d'écriture, avant de plonger dans le scénario. Je voulais marquer par l'utilisation de la voix off la dépossession de son libre arbitre à elle. Je souhaitais que le film raconte cette errance  et que Vanessa ne retrouve la parole qu'à travers l'acte de l'écriture. Je voulais enfin  faire ressentir au spectateur le piège dans lequel elle tomberait et le fait que Matzneff lui avait volé cette parole. 

Quelles indications avez-vous donné à Rouve pour qu’il trouve cette voix ? 

On a parlé ensemble des intentions de Matzneff, de la manière dont la voix pouvait enrober la manipulation et contredire les mots. Parce qu'il utilise parfois des mots très menaçants, en utilisant cette voix toujours douce, qui contredit la menace. Cela donne encore plus chair à sa manipulation. Progressivement, Jean-Paul s’est approprié le personnage de Matzneff par le ton de sa voix. 

Je voulais aussi revenir sur le personnage de la mère de Vanessa, qui est plus développé à l’écran que dans le livre. Comment avez-vous écrit ce personnage ? Avez-vous eu des conversations avec Vanessa Springora pour mieux comprendre le rôle qu’avait joué sa mère dans cette histoire ?

J'ai tout de suite parlé à Vanessa de mon intention de développer ce personnage. Je voulais que le spectateur se pose des questions, s'interroge, sans juger. Je voulais qu'il essaie de comprendre comment cette histoire a été possible. 
Il y avait quelque chose qui me touchait chez ce personnage, je ressentais ses blessures, ses symptômes de détresse, de solitude et une impuissance. Quelque part, c'est tout cela que je voulais saisir à l'image. Je voulais que le personnage soit complexe, du début à la fin, mais que l'on puisse aussi ressentir sa détresse. 
J'avais été traumatisée pour Gueule d'ange, le film avait été compliqué à monter parce que certaines personnes dans des commissions s'énervaient en me disant que je ne jugeais pas assez les personnages. Mais quel intérêt de faire du cinéma pour juger les personnages ? 
J’éprouvais beaucoup d'empathie pour la mère de Vanessa, sans pour autant l'excuser.  J'ai pu imaginer toute la culpabilité qui était la sienne, d'avoir quelque part été complice de cette situation malgré elle. La scène dans laquelle Matzneff vient dîner chez la mère de Vanessa et prend la place du père est terrible. En deux regards, elle devient complice malgré elle. 

J'avais aussi le sentiment qu'il y avait dans cette scène un jeu de pouvoir entre la mère de Vanessa et Matzneff. 

Cette scène montre le pouvoir de manipulation et de séduction de Gabriel Matzneff. La mère de Vanessa tente de reprendre la responsabilité d'une mère à l'égard de son enfant, mais il est déjà trop tard.  
Je trouve que Laetitia Casta est incroyable dans cette scène. Lorsque Matzneff caresse le visage de Vanessa, sa mère ferme les yeux. Elle est complice mais en même temps ne veut pas voir. 
En développant ce personnage, j'avais envie que le spectateur s'interroge en se demandant "Comment j'aurais réagi, moi, face à la résistance de mon enfant ?", notamment lorsque le personnage de Vanessa crie son amour pour Matzneff et menace sa mère de partir. Il est facile de dire qu'on aurait tout fait pour retenir sa fille. Mais je me suis demandé si la mère de Vanessa, seule avec son enfant, dans une relation extrêmement fusionnelle et dépendante, n'avait pas eu peur de perdre sa fille ?  

Vous avez l'impression que l'on est plus sévère avec les personnages des mères coupables que ceux des pères ? 

Oui. La preuve, lorsque le livre de Vanessa est sorti, les gens ont beaucoup jugé sa mère, mais personne n'a parlé du père, alors que l’attitude de ce dernier, qui est très développée dans le livre, m’a secouée. On juge beaucoup plus une mère qu'un père absent.  

Le film porte un  message très important. Souhaiteriez-vous qu’il soit projeté dans les écoles ? 

Je trouvais formidable que le film soit montré dans des collèges, en classe de troisième ou au lycée. On a beau essayer de prévenir ses enfants, de les mettre en garde face aux prédateurs, la première expérience intime est quelque chose que l'on apprend seul·e. Le ressenti est de l'ordre de l'apprentissage personnel. On peut essayer de mettre des mots sur tout cela, mais on peut se sentir très vite impuissant. Je pense que le film peut prévenir des dangers potentiels.

J'espère aussi que le film pourra rendre le regard de chacun plus curieux, plus empathique à l'égard de la détresse des autres. À l'écriture du scénario, j'ai été touchée par les témoignages de gens proches, que je connais depuis très longtemps et qui sont venus me raconter les abus sexuels qu'ils ont vécus dans leur enfance. Et je me suis sentie coupable de ne pas avoir su voir. Quand j'ai retracé le passé de ces personnes que je connaissais depuis des années et qui sont venues se confier à moi, je m'en suis voulue de ne pas avoir vu certains symptômes fréquents chez les victimes d'abus. Quand je me suis rendu compte à quel point les abus sexuels vécus par ces personnes avaient pu détruire leur vie, je me suis dit que montrer pourrait permettre d'identifier la douleur pour mieux l'appréhender et l'écouter.

Propos recueillis par Aurore Mancip


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