SUSAN SONTAG - Festival de Films de Femmes de Créteil

Intellectuelle célébrée, réalisatrice oubliée

Après Nicole Stéphane l’année dernière et Mai Zetterling en 2018, c’est au tour Susan Sontag d’être célébrée par le Festival de Films de Femmes de Créteil. Car l’essayiste et intellectuelle américaine (1933-2004), connue pour ses essais Notes sur le Camp et Sur la photographie, fut aussi cinéaste, à la tête d’une œuvre succincte mais non dénuée d’intérêt. Pas étonnant quand on connaît l’aspect touche-à-tout de cette figure de l’intelligentsia new-yorkaise, qui écrit sur la guerre, la mémoire, le cancer, le “camp”, les films de science-fiction ou la photographie. Ses écrits furent aussi consacrés au cinéma, aux films et aux cinéastes qu’elle admirait, comme Godard, Bresson, Fassbinder, Resnais. Dans les années 50-60, pas un jour ne passe sans qu’elle voie un film, parfois jusqu’à quatre séances par jour, toutes notées dans son Journal. C’est là qu’elle écrit : « C’est notre visite hebdomadaire au cinéma qui nous a appris (ou permis de tenter d’apprendre) comment nous pavaner, comment fumer, embrasser, comment nous battre ou pleurer ». Grâce au Festival et au travail d’anthropologue de Jackie Buet, nous avons pu découvrir ses films, pour la plupart invisibles. 

Son premier film Duo pour cannibales est une curiosité captivante, tournée en suédois en 1969, après la rencontre de Susan Sontag avec le producteur Göran Lindgren. Celui-ci, admiratif de son travail, lui propose de produire son film, en lui donnant carte blanche. Rassemblant Adriana Asti (Prima della rivoluzione), Lars Ekborg (l’acteur de Monika), Gösta Ekman et Agneta Ekmanner, le film raconte l’histoire de Tomas, assistant se mettant au service d’Artur Bauer, exilé politique et intellectuel de gauche, et sa femme Francesca. Tomas et sa compagne vont tomber dans une emprise psychologique et sexuelle, totalement dépendants de ce couple étrange, séducteur et machiavélique. Considéré par Sontag comme un « film politique sur la psychologie du fascisme », Duo pour cannibales est un premier pas réussi dans le cinéma pour Susan Sontag, évoquant autant les contradictions de ce militant d’extrême-gauche que Susan Sontag elle-même, qui se considérait comme un vampire, « se nourrissant de la sagesse, de l'érudition, des talents, de la grâce des êtres ».

Duo pour cannibales (1969)

Après Les Gémeaux réalisé deux ans plus tard, Susan Sontag s’envole pour Israël pendant la guerre du Kippour (1973). Engagée politiquement, elle s’était déjà rendue au Vietnam en 1968, à Cuba en 1970, et montera En attendant Godot à Sarajevo en 1993. Dans La Déchirure (Promised Lands), son premier documentaire, Sontag filme les rues de Jérusalem, ses habitants, ses marchés, ses prières, le Mur des Lamentations, mais aussi les déserts, les chars, les soldats, les cadavres brûlés, les enterrements. La bande-son est composée de sons de cloches, chants traditionnels, d’extraits d’émissions de radio et des voix de deux intellectuels israéliens, exprimant leur opinion sur la situation politique. Leurs propos sont sans cesse illustrés ou mis en contradiction par les images captées par la caméra de la cinéaste. En faisant se répondre sons et images, Sontag prouve sa maîtrise du médium. Dans ce film qui sera interdit en Israël, elle offre des images rares et passionnantes sur la guerre et ses répercussions sur les soldats blessés (la dernière scène sur le traitement d'un soldat souffrant de stress post-traumatique est terrible) et les familles de soldats tués. S’ensuivra le très expérimental Lettres de Venise (1983), produit pour la télévision italienne, avec sa compagne, la chorégraphe Lucinda Childs. Entouré de statues de lions rugissant et grimaçant, menacé par la montée des eaux, un couple se sépare dans une Venise grise, pluvieuse et sale. Composé de plans fixes sur des foules de pigeons, devantures d’agences de voyages ou stands de souvenirs, le film va à contre-courant des images de cartes postales et raconte le tourisme grandissant affectant la Sérénissime. Enfin, A Primer for Pina (1984), moyen-métrage réalisé pour la télévision, est un hommage rendu par Susan Sontag à Pina Bausch, dans lequel l’essayiste s’exprime face caméra sur le travail de la chorégraphe allemande, illustré par des extraits de ses pièces.  

Pour compléter ces découvertes, le documentaire Regarding Susan Sontag, réalisé par Nancy Kates en 2014, offre un portrait non exhaustif mais non moins passionnant de l’intellectuelle féministe, à travers son enfance marquée par la précocité, ses essais marquants, ses voyages, ses liaisons, ses prises de position. L’oeuvre de celle qui sut si bien analyser l’évolution de nos sociétés, de la représentation du désastre au cinéma aux dangers liés à la profusion d’images, est toujours autant d'actualité.

Duo pour cannibales et Les Gémeaux sont à voir les 16 et 17 mars sur le site https://www.festivalscope.com/


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