BABYGIRL - Halina Reijn

© SND Films

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Porté par une Nicole Kidman électrisante, le troisième long-métrage de Halina Reijn, qu’elle qualifie de « comédie de mœurs », explore avec justesse le plaisir féminin en jouant avec les codes du thriller érotique. 

Être normal ou ne pas l’être : telle est la question qui traverse Babygirl du début à la fin. Alors que les jeunes de notre époque y répondraient, sans doute avec un brin d’arrogance, en se demandant ce que signifie « normal » au juste, la réalisatrice néerlandaise Halina Reijn semble affirmer que cette idée de normalité n’était pas une évidence pour elle ni pour sa propre génération. Reijn, qui a connu un long parcours de comédienne, sait très bien comment les insécurités, la honte et le jugement prennent racine dans le regard d’autrui, et se les réapproprie à travers l’autodérision mais aussi la sublimation. 

Romy Mathis, héroïne de Babygirl, dont Reijn a assaisonné la personnalité de quelques touches autobiographiques, est la PDG d’une prestigieuse entreprise de robotique à New York. Quinquagénaire girlboss, incarnant avec élégance l’autonomie et la puissance féminine tout en jouant le rôle d’une mère attentionnée auprès de son mari et de leurs deux filles adolescentes, elle semble projeter l’image de la femme parfaite de notre époque. Mais ses frustrations se manifestent dès la première séquence du film, qui s’ouvre sur les gémissements orgasmiques de Romy, poussés sous les caresses de son mari – des gémissements qui s’avèrent rapidement simulés, les vrais se faisant entendre quelques minutes plus tard alors qu’elle regarde en cachette un porno hardcore. Avec Romy, tout passe par les apparences : le visage botoxé, en parfaite harmonie avec ses power suits haut de gamme, et toujours tirée à quatre épingles, elle semble désirer une existence lisse et impeccable. (Mais la désire-t-elle vraiment ?)

Entre en scène Samuel – jeune stagiaire insouciant, voire arrogant, dont la grosse parka vert tranche totalement avec l’atmosphère stérile et aseptisée de l’entreprise, et qui affiche une confiance bien au-delà de ce qu’il devrait. Après une rencontre fortuite qui bouleverse complètement Romy, celle-ci, malgré elle, se retrouve fascinée par son magnétisme, tandis que Samuel, de son côté, perçoit immédiatement ce qu’elle dissimule derrière sa façade autoritaire et, rusé comme il l’est, la pousse à confronter sa honte de soi.

Différence d’âge, asymétrie du pouvoir et jeux de domination (et de soumission) où le rôle du gagnant change tour à tour, Babygirl puise largement dans les caractérisations du thriller érotique pour construire les personnages de Romy et Samuel, au point de frôler parfois le cliché, ce qui a valu au film certaines critiques injustifiées l’accusant de manquer de nouveauté. Pourtant, force est de constater que Reijn elle-même qualifie son œuvre de « comédie de mœurs », assumant ainsi un certain classicisme que le récit élève habilement au second degré. De Basic Instinct à Neuf semaines et demie, les références directes aux classiques notoires du thriller érotique donnent clairement le ton : nous sommes sur un terrain de jeu – d’abord celui de Romy et Samuel, puis celui de la réalisatrice elle-même, qui prend un plaisir évident à manipuler les codes et les tropes du genre.

© SND Films

Reijn n’avait pas Nicole Kidman en tête en créant le personnage de Romy, mais en la voyant dans sa peau, impossible d’imaginer une autre actrice capable d’apporter autant de vigueur et de nuances à ce rôle. Kidman se livre au film corps et âme : tant dans les moments de défaillance – lorsqu’elle tente de jouer le rôle de la patronne inflexible, le nez en l’air face à Samuel — que dans les moments de fragilité, lorsque l’intimité que le jeune homme tisse avec elle l'amène à admettre ses désirs sans en avoir honte. Sa présence enveloppe tout le cadre, allant même jusqu’à ombrager ses partenaires de jeu, à commencer par Harris Dickinson en Samuel, qui, malheureusement, évoque un peu trop son rôle dans Sans filtre, et Antonio Banderas, incarnant Jacob, le mari affectueux, dont la performance, aux couleurs almodovariennes, est la plus méconnue du film.

Mais si Babygirl nous charme autant, c’est avant tout grâce à l’orchestration du récit et à la mise en scène que tout repose. Le plaisir visuel de l’audience n’est jamais la priorité de la réalisatrice, mais bien celui de son héroïne – c’est pour cette raison qu’elle se masturbe sur le ventre, sans que son corps devienne un objet d’excitation. Certes, Babygirl est un film sexy et séduisant sans réserve – et heureusement qu’il l’est, dans un moment où l’industrie cinématographique hollywoodienne devient, les Oscars en sont la preuve, de plus en plus conservatrice, nourrissant une certaine animosité envers les représentations du sexe à l’écran, qu’il soit hétérosexuel ou queer. Pourtant, Reijn déploie un autre régime de sexualité – plus fragile, averti et attentionné – où les pratiques S&M et les fétiches sont explorés sous une lumière différente, à commencer par le fait de ne pas se concentrer uniquement sur le moment culminant du sexe. Babygirl manifeste une économie du récit qui s’attarde davantage sur les préliminaires et la tension sexuelle entre Samuel et Romy – des moments où ils gravitent encore l’un autour de l’autre, et où les jeux de séduction peuvent à tout moment se rompre. Nous les accompagnons dans leur danse, faite d’un pas en avant et de deux pas en arrière – dans des bureaux insonorisés, des chambres d’hôtel kitsch et suffocantes. La caméra dynamique de Reijn, avec ses cadres serrés et instables, charge ainsi chaque scène d’une sensualité vive et tendue. La discontinuité et l’imprévisibilité de ces jeux de séduction et de satisfaction brisent également l’immersion narrative à laquelle les spectateurs s’attendent, les confrontant à l’inclination voyeuriste inhérente à l’expérience du visionnage cinématographique.

Or, cette confrontation est tout sauf violente et manipulatrice – et d’ailleurs, que peut-on attendre d’un film qui aspire à nous libérer de la honte d’être soi-même ? Surtout pour nous les femmes, qui retrouvons dans les expériences de Romy des aspects drôles et intimes résonnant tellement avec les nôtres. Avec Babygirl, difficile de passer à côté de la dimension de la classe sociale, mais le film reste néanmoins tourné vers l’idée d’un partage de sensibilités, de désirs et de pulsions – un postulat que le film a en commun avec Barbie de Greta Gerwig. Viser l’universalité et l’inclusivité reste toujours un pari difficile dans les récits féministes, car le discours peut facilement tomber dans le piège d’un regard trop simpliste et réducteur, comme c’était le cas chez Gerwig – rappelons le fameux monologue du personnage d’America Ferrera. À l’heure actuelle, où les faiblesses et les défauts sont mis en valeur comme des atouts servant à atteindre l’autonomie et la réalisation de soi pour les femmes, Babygirl ose poser la question : et si le plaisir féminin était une fin en soi ? Et peu importe la nature, l’objet ou l’origine – le simple fait que sa possibilité soit mise en question certainement suffit à rendre Babygirl si remarquable et juste.

ÖYKÜ SOFUOGLU

Babygirl

Écrit et réalisé par Halina Reijn

Avec Nicole Kidman, Harris Dickinson, Antonio Banderas et Sophie Wilde

États-Unis, 2024

Romy, PDG d’une grande entreprise, a tout pour être heureuse : un mari aimant, deux filles épanouies et une carrière réussie. Mais un jour, elle rencontre un jeune stagiaire dans la société qu’elle dirige à New York. Elle entame avec lui une liaison torride, quitte à tout risquer pour réaliser ses fantasmes les plus enfouis…

En salles le 15 janvier 2025

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