RENCONTRE AVEC LES SŒURS COULIN - « Les acteurs sont la matière que nous aimons le plus »
© Richard Schroeder
Dans leur quatrième film, Jouer avec le feu, Muriel et Delphine Coulin racontent l’histoire d’une famille monoparentale déchirée par le glissement d’un fils vers l’extrême droite. Complices jusque dans leur direction d’acteurs, elles se confient sur l’architecture de ce long-métrage, qui reprend leurs thèmes de prédilection.
Pourquoi avoir choisi d’adapter Ce qu’il faut de nuit, le roman de Laurent Petitmangin sorti en 2022 ?
Muriel Coulin : Nous voulions travailler sur la famille et sur la politique. La première parce que nous sommes sœurs et que nous partageons plein de choses. La seconde parce que le climat en France nous inquiétait un peu. Il se trouve que le roman réunissait ces deux thèmes.
Delphine Coulin : La première date phare de la montée de l’extrême droite, c’est 1986. Cela ne date pas d’hier. Il se trouve que c’est devenu de plus en plus prégnant ces dernières années, et nous nous sommes dit que ce serait intéressant de voir en quoi la politique finit par s’immiscer dans les relations familiales, intimes, et ce qui se passe quand on n’est pas d’accord au sein d’une famille. C’est exactement ce qui se passe à l’échelle de tout un pays – et pas que le nôtre d’ailleurs. La famille est la plus petite cellule de la société. Si on observe les rapports en son sein, on peut avoir une idée de ce qui se passe à plus grande échelle.
Le corpus idéologique de l’extrême droite apparaît finalement assez peu dans le film. Vous vous intéressez plutôt à la honte et la non-reconnaissance qui poussent vers ces idées, pourquoi ?
M. C. : Quand on a commencé à étudier ces phénomènes d’extrémisation chez certains jeunes, on s’est rendu compte que les mécanismes qui se mettent en place sont souvent un climat familial un peu bancal, avec le manque de quelqu’un, puisune humiliation au sein de la famille ou de la société, et enfin une rencontre qui vous amène vers une autre famille, dans laquelle vous vous sentez mieux. C’est un cocktail explosif, qui apparaissait d’ailleurs déjà dans Lacombe Lucien, de Louis Malle [sorti en 1976, ndlr], dont l’histoire se passe dans les années 1940.
D. C. : La honte dont vous parlez est aussi celle ressentie lorsque des opinions s’expriment et qu’au lieu d’engager un dialogue, on les rejette totalement en disant «honte sur toi de penser ou voter comme ça». Cela n’aide pas à avancer en politique, ni dans aucun domaine d’ailleurs.
Comment avez-vous abordé les figures féminines du film, y compris leur absence, puisque cette famille monoparentale n’en côtoie quasiment aucune ?
M. C. : On a d’abord choisi de transformer en personnages féminins des personnages qui étaient masculins dans le livre et incarnent soit le pouvoir, soit le savoir. On a transformé un juge en une juge, un avocat en une avocate. Cela nous semblait important que les personnages modérés, qui peuvent apporter quelque chose de positif, soient des femmes. Ce n’était pas le cas dans le livre. Ensuite, effectivement, on a fait de la mère un personnage central, alors qu’elle n’apparaît pas à l’écran. Ce manque de la mère, ce que l’histoire aurait pu être avec elle, fait qu’à chaque instant, de la même manière qu’on ne cesse de cadrer sa chaise vide à l’écran, c’est elle qui réunit les trois personnages malgré tout.
D. C. : Ce qui était très choquant pour nous, quand nous avons commencé à enquêter dans ces milieux-là pour le film, c’est que c’est très masculin, et ça prône les valeurs de la virilité, de la force, de la violence et du traditionalisme. Tous les ultras de foot et tous les combattants de MMA ne sont pas d’extrême droite, mais il y a des sous-ensembles très nets, cela se recoupe. Tout ça, nous n’en parlions pas vraiment quand nous avons commencé à écrire, c’était plus une intuition de notre part d’inclure par exemple une scène de MMA. Deux ans après le début de l’écriture, Donald Trump est élu et la première personne qui monte sur l’estrade le soir même, c’est le président de la fédération de MMA. Ensuite, quand nous sommes allées voir ces milieux-là, nous nous sommes fait repérer très vite puisqu’il n’y avait pas de femmes.
© Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema
Jouer avec le feu contient de nombreuses séquences de confrontation entre les trois personnages principaux. Comment avez-vous élaboré la mise en scène de ces face-à-face ?
D. C. : Le parti pris de départ est de suivre le point de vue du père. Donc toute une partie de ce qui arrive à son fils reste hors champ. À l’image, c’est la même chose. Nous avions envie d’une faible profondeur de champ de manière à ce qu’on avance comme lui, un peu dans le flou. Dans la vie, on ne voit pas tout net tout le temps. Même chez les gens que vous pensez connaître par cœur, vos enfants, vos parents, il reste des zones d’ombre. Le personnage de Vincent Lindon navigue à vue et le spectateur n’est jamais en avance par rapport à lui.
M. C. : On a également beaucoup travaillé sur l’intérieur et l’extérieur. Le personnage de Fus aimerait s’émanciper, voir du pays. Finalement, il se retrouve de plus en plus enfermé dans sa tête. Malgré des échappées dans le jardin, on a tout fait pour que les lignes de fuite dans la maison, les escaliers, les affrontements, même les angles de prise de vue, enferment de plus en plus les personnages dans un cadre irrespirable. On dit souvent que l’architecture et le cinéma se ressemblent et c’est vrai. Nous avons beaucoup travaillé sur les reflets, les miroirs, le fait que ces trois personnages pourraient se ressembler mais que leur trajectoire les mène vers plus de différences encore. Les miroirs servent aussi à inclure le spectateur. Où en est-on ? Où en est la France aujourd’hui, celle qui a voté à gauche il y a dix ans et fraye désormais avec les extrêmes les plus inclassables ? Tout ça, on le travaille très en amont pour, au moment du tournage, ne plus avoir qu’à se concentrer sur les acteurs, qui sont vraiment le vivant, la matière que nous aimons le plus.
Il paraît que vous aimez leur faire faire plusieurs prises très différentes…
D. C. : C’est vrai. Nous sommes très attachées au texte qu’on a écrit, c’est un cadre. Mais à l’intérieur, on aime être surprises et chercher avec les acteurs. C’est cela aussi la magie du cinéma : laisser la place aux petits miracles qui peuvent arriver. Ils avaient leur texte à dire, mais dans les gestes, les façons d’être ou simplement d’aller s'asseoir, nous nous demandions toujours ce que nous pourrions inventer de plus. Benjamin [Voisin, qui joue Fus] et Stefan [Crépon, qui interprète le fils cadet, Louis] sont amis depuis dix ans, ils ont été colocataires pendant cinq ans et se connaissent par cœur. Les idées pouvaient fuser plus facilement parce qu’il y avait un naturel entre eux qui faisait qu’ils nous proposaient tout de suite trois façons différentes de faire.
En parlant de bien se connaître et de naturel, vous avez vous-mêmes fait quatre films ensemble, dont trois pour le cinéma. Qu’est-ce qui vous donne envie de travailler à deux et surtout, qu’est-ce qui fait que cela fonctionne ?
M. C. : Je pense que c’est parce que nous avons des domaines différents à côté. Delphine écrit des livres, moi j’ai fait beaucoup de prises de vue de documentaires et un peu de théâtre. Cela permet d’avoir sa chambre à soi. Et quand on se retrouve, je trouve que réaliser est un boulot énormissime. Partager cela avec quelqu’un dont on est très proche est une vraie chance. Et puis en cinéma, on a les mêmes goûts.
D. C. : C’est vrai que j’écoutais récemment une réalisatrice dire à la radio qu’on était extrêmement seul·e quand on réalisait. Cela ne m’était jamais venu à l’esprit ! Effectivement, par moments, on se retrouve face à toute l’équipe, on doit répondre à des milliers de questions par jour, faire des choix… C’est quand même chouette de pouvoir échanger. Pas seulement sur les doutes, mais aussi pour avoir deux fois plus d’idées. Sans compter qu’après, quand on accompagne la sortie du film, c’est quand même plus sympa d’être deux.
© Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema
17 filles (2011), Voir du pays (2016) et Jouer avec le feu sont trois longs-métrages très différents. Voyez-vous tout de même un fil rouge dans votre filmographie ?
M. C. : On interroge toujours l’individu face au groupe. Dans 17 filles, c’était l’une d’entre elles au sein d’autres qui veulent toutes tomber enceintes en même temps. Pour Voir du pays, nous avions deux héroïnes au sein d’un corps d’armée. Et là encore dans Jouer avec le feu, un individu se détache d’un groupe, la famille, pour en rejoindre un autre.
D. C. : Il y a aussi la désillusion. Dans les trois cas, les protagonistes connaissent ce sentiment, qui me touche toujours et que je trouve terrible. Et puis le monde dans lequel on vit nous inspire puisque nos films sont toujours liés au monde contemporain. On peut trouver des fils rouges, mais c’est en réalité surtout a posteriori. Quand nous choisissons, c’est assez intuitif. Des thèmes nous habitent et à un moment, on va s’en emparer parce que c’est original, c’est une histoire forte qui nous permet de proposer quelque chose de visuellement singulier. En fait, c’est quand même ce qui nous intéresse le plus : essayer de trouver des images. Par exemple, dans Voir du pays, c’était celle des soldats avec des masques de sommeil bleus. Ça, c’est le nerf de la guerre.
Que peut un cinéma comme le vôtre, en prise avec le monde contemporain, dans un contexte où on se retrouve bousculé en permanence par l’actualité ?
M. C. : C’est une forme d’engagement. Faire un film, c’est forcément politique, aller au cinéma aussi.
D. C. : Je pense que le cinéma peut proposer une bulle au sein de laquelle exercer son esprit critique et emprunter la vie d’un autre. Exercer son empathie est exactement ce qui fait défaut aux mouvements d’extrême droite. Or, on n’a pas inventé tellement mieux que la fiction pour se mettre à la place d’un autre. Le cinéma ne fera pas seul une révolution politique, mais cela peut contribuer à ce que quelqu’un bouge un peu.
Propos recueillis par Margaux Baralon