BLACKBIRD, BLACKBERRY - Elene Naveriani
Cet obscur fruit du désir
Le troisième long métrage d'Elene Naveriani accompagne Ethéro dans le second printemps de sa vie, en quête de découverte d’elle-même.
La représentation des femmes au cinéma laisse souvent de côté les notions de diversité et de pluralité qu'elle implique, en raison de sa tendance symptomatique à se concentrer davantage sur les « icônes » du féminisme, plutôt que d'explorer de véritables individus relégués à lamarge en raison de leurs attributs physiques, de leur âge ou de leur appartenance sociale. Bien que ces femmes, autrefois cantonnées à des rôles àliénants sur nos écrans—mères névrosées, sœurs aînées excentriques, ex-femmes ennuyeuses — aient désormais plus d'opportunités pour se démarquer, il est crucial de garder à l'esprit que la diversité proposée par ces films peut parfois n'être qu'une excuse pour répondre aux attentes du marché. Car aujourd’hui la diversité, l’inclusivité et l’intersectionnalité se vendent, et il est extrêmement difficile de trouver des films qui ne seraient pas les produits des calculs sournois de l’industrie cinématographique et des circuits festivaliers.
Présenté cette année à la Quinzaine des Cinéastes, Blackbird, Blackberry d’Elene Naveriani constitue justement un contre-exemple assez remarquable à ces représentations fortement formatées de la diversité. Adapté du roman éponyme de Tamta Melashvili, le troisième long métrage de la cinéaste géorgienne dessine un portrait radieux et vivifiant d’une femme de 48 ans qui, malgré les attentes de la société liées à son âge et son statut, s’embarque à la découverte de son propre corps et de la sexualité.
Propriétaire d'un petit magasin de produits d'hygiène et de beauté, Ethéro vit seule dans un village. Sans mari ni enfant, elle est souvent la cible de commentaires cruels de la part de ses voisines, qui semblent impatiemment attendre qu'Ethéro regrette ses décisions concernant sa vie et lui parlent constamment de la ménopause comme d'une tragédie irréversible. Un jour, alors qu’Ethéro se rend à la rivière pour recueillir des mûres qu’elle aime tant, elle glisse sur la berge et manque de tomber. Allusion directe à la parabole biblique d’Eve et d’Adam, ce fruit interdit qui lui fait ressentir sa propre mortalité serait aussi un augure heureux pour lui rappeler qu’elle est bien vivante. De retour à la boutique, elle reçoit Mourmane, un homme quinquagénaire qui fait les livraisons de produits. Une fois le travail fini, après un bref moment d’hésitation, Ethéro s’empare du corps de Mourmane, se livrant à des caresses et des sensations qu’elle n’avait jamais connues au cours de ses quarante-huit ans de vie.
Bien que la narration de Blackbird, Blackberry soit axée sur cette découverte de la sensualité et de l’amour charnel, la force du film réside dans sa capacité à y incorporer les sphères sociale et intime auxquelles Ethéro appartient. Dans sa maison de famille, les présences de son père et de son frère despotiques, et de sa mère dont la mort la culpabilise continuent à la hanter même depuis l’au-delà. L’usage contrasté de vert et de rouge dans son salon crée une tension visuelle à l’intérieur du cadre et montre comment Naveriani fait dialoguer les sentiments de son personnage avec son environnement. Cette expressivité cinématographique persiste aussi dans d’autres espaces — la boutique en ville tenue par un couple lesbien avec sa couleur rose pastel, qui fonctionne comme un refuge pour Ethéro, et la maison de la voisine marquée par des bleus froids et distanciés où elle est souvent l’objet de commérages de ses amies.
L’une des dimensions les plus intéressantes du film est sans doute la place accordée aux tensions sociales entre ces femmes qui, par amertume ou par envie, s’en prennent les unes aux autres, mais plus particulièrement à Ethéro. Certes moins développées et malheureusement un peu caricaturales dans leurs réactions, les amies d’Ethéro semblent à la fois éprouver de la pitié pour son célibat et inconsciemment l’envier, car elle mène une vie d’indépendance et de liberté qu’elles ont perdue depuis longtemps. La relation d’Ethéro avec Mourmane lui confère encore plus de liberté — une liberté dont sa famille et peut-être elle-même l'ont privée. D’ailleurs, Naveriani qualifie à juste titre son héroïne de « féministe instinctive » dans le sens où une histoire amoureuse n’est jamais une fin en soi pour elle, mais simplement une façon parmi d’autres de prendre plaisir à son existence. Ethéro fait l’amour comme elle mange son gâteau préféré — sans prétention ni souci, mais avec beaucoup d’appétit. De même, Naveriani excelle dans sa manière de filmer les scènes d’amour. Bien que peu représentés dans le cinéma, ces corps dits « imparfaits » — vieillis, ridés, couverts de vergetures — ne sont ni esthétisés ni rendus monstrueux, comme le feraient certains films pour souligner le regard aliénant sur les corps marginalisés. Illuminés par une belle lumière du jour, les corps d’Ethéro et de Mourmane se trouvent là, devant nos yeux, tels qu'ils sont.
Cependant, Blackbird, Blackberry est un film qui célèbre l’amour de soi, au détriment des sacrifices, des compromis qui auraient fait d’Ethéro une prisonnière de ses désirs pour Mourmane. Les étreintes devraient rester passagères, semble penser Ethéro, sinon elles deviendraient une cage. Et si les mûres près de la rivière incarne le désir inconnu qu’Ethéro découvre, c’est finalement dans l’image du merle mystérieux qui apparaît après sa chute qu’on voit la vraie essence de ce personnage — un merle prêt à s’envoler et à se dérober à nos yeux à tout moment, à la recherche de nouveaux pays qui se trouvent à l’intérieur d’elle-même.
ÖYKÜ SOFUOGLU