CHRONIQUE DU MATRIMOINE #3 : Susan Seidelman - l’éloge de la liberté (1/2)

Sorociné remonte le temps pour mettre en lumière le travail d’une réalisatrice et réécrire une histoire du cinéma au féminin. Pour cette première chronique de 2025, focus sur les prémices du cinéma indépendant américain contemporain avec Susan Seidelman, doublement mise à l’honneur cet hiver avec la ressortie DVD de son film culte Recherche Susan désespérément et un hommage à la Cinémathèque française. Avant notre rencontre avec la réalisatrice (à suivre), retour sur une œuvre pop, libre et féministe.

Blazer tigré sur les épaules, nœud noir dans les cheveux, résilles aux mains et rangers aux pieds. En 1985, impossible de louper le look rock’n’roll des deux héroïnes à l’affiche de Recherche Susan désespérément. Enfin, c’est surtout pour Madonna, jeune starlette tout juste sortie du tourbillon Like a Virgin, que le public s’émerveille. Quand on regarde dans le rétroviseur de la pop culture, Recherche Susan se lit comme l’écrin cinématographique qui iconisa définitivement Madonna dans l'inconscient collectif, à force d’extraits diffusés en boucle sur MTV au son de Into the Groove. Au moment de lancer le film pour la première fois en 2024, on imagine d’ailleurs, avouons-le, la chanteuse partout, des tubes à foison, et une Rosanna Arquette, le binôme de l’artiste sur l’affiche, fascinée par la naissance d’une star. Surprise, non seulement Madonna n’est finalement qu’un personnage secondaire de l’intrigue (car oui, au lancement du projet, elle n’a sorti que quelques titres qui se fraient lentement un chemin dans les charts, et est repérée par Susan Sedeileman parce qu’elles sont voisines), mais en plus nous faisons face à une œuvre féministe fondatrice dans ce qu’elle raconte du besoin de libération des femmes à l’époque du patriarcat triomphant des années Reagan. Car Recherche Susan est un modèle de cinéma 100 % féminin comme il y en peu (voire pas) dans le paysage américain : une œuvre originale réalisée, écrite et produite par des femmes (dans l’ordre, Susan Seidelman, Leora Barish et le binôme Sarah Pillsbury-Midge Sanford), qui s'offrent avec ce film indépendant une liberté sans pareille pour dessiner un double portrait féminin.

Roberta (Rosanna Arquette, fascinante) est l’archétype de la desperate housewive des eighties : un mari ambitieux, une belle maison dans le New Jersey, et pas grand-chose à faire de ses journées. Pour s’échapper de ce morne quotidien, elle rêvasse devant les petites annonces, se passionnant notamment pour la mystérieuse « Susan » (Madonna, déjà le charisme d’une star), régulièrement interpellée par un amant dans les pages du journal. Un jour, Roberta part espionner le couple. Quelques aventures et quiproquos plus tard, la voilà qui se pique à un troublant jeu de double, se faisant passer pour Susan/Madonna pour mieux trouver la force de s’émanciper d’un foyer qui l’entrave. Un changement de vie radical pour le personnage, de la bourgeoisie conservatrice américaine à la scène punk new-yorkaise, dans lequel s’est reconnue la réalisatrice Susan Seidelman quand elle reçoit pour la première fois le scénario. 

Recherche Susan désespérement, de Susan Seidelman (1985)

Née en 1952 à Philadelphie, côté banlieue, Susan Seidelman y étudie la mode et les arts au début des années 1970 dans une effervescence libertaire. Bercée par les mouvements pour les droits civiques et féministes de l’époque, la jeune femme sent qu’elle n’empruntera pas le chemin tracé par ses parents. Elle assouvit rapidement son désir de s’installer à New York en s’inscrivant à l’école de cinéma locale, et s’immerge dans les milieux artistiques underground. Dès le départ Susan Seidelman cherche à mettre au centre de son œuvre des femmes en quête d’ellesmêmes, futur thème clé, où le fantasme et la réalité se percutent comme dans un de ses premiers courts-métrages, And You Act Like One Too (1976), dans lequel une jeune femme malheureuse et infidèle s’affranchit de ses valeurs avec un étranger pris en stop. Un film récompensé par l’Oscar du meilleur film de fin d’étude. « Dans tous mes films, et pas seulement dans les premiers, il y a un fil conducteur : les femmes explorent leurs fantasmes, leurs désirs ou leurs insatisfactions. Je voulais créer un langage pour saisir ce monde »*, dira la cinéaste.

Punk’n’roll

Ce langage, Susan Seidelman l’invente dans son premier long-métrage Smithereens, réalisé en 1980 dans les rues de New York avec 40 000 dollars en poche. On y suit les déambulations dans le milieu punk d’une jeune femme se rêvant figure de cette scène musicale. Une outsideuse dont Susan Seidelman filme les aspérités, les désirs et les faiblesses avec une authenticité certaine. L’effervescence de Lower East Side et ses artistes fauchés s’imprime pour la première fois sur pellicule à travers le regard d’une héroïne. Un cinéma à la mise en scène brute, captant l’essence de la jeunesse new-yorkaise et le déclin inévitable d’un certain milieu artistique dans une ville en plein renouveau, élément d’ailleurs repris aussi dans Recherche Susan…, et qui va devenir l’un des symboles d’un renouveau du cinéma indépendant américain. En 1982, la réalisatrice présente Smithereens en compétition au Festival de Cannes, une première pour un projet  de cette mouvance, fabriqué hors des cadres de Hollywood. 

Mais que faire après ce premier coup d’éclat qui a fait d’elle une porte-parole de la contre-culture ? Après plusieurs désillusions, la cinéaste se désolant de ne se voir proposer que des films « de vampires ou de pompom girl »**, le projet Susan arrive sur sa table. C’est une relecture maligne d’un de ses films de chevet, Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette. Les jeunes productrices Sarah Pillsbury et Midge Sanford portent à bout de bras le projet et parviennent à le faire financer par un studio. La machine est lancée. Le film cartonne au box-office, les ados s’arrachent les looks iconiques des héroïnes et le monde entier danse sur la musique de la madone. Film générationnel, succès critique – le film fait sensation lors de sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs –, la carrière de Susan Seidelman semble promise au plus bel avenir. Mais la cinéaste ne réitirera jamais ce coup d’éclat. Elle continue de tourner dans les années 1980-1990 des projets iconoclastes, satiriques et féministes, comme Et la femme créa l’homme parfait – où John Malkovich interprète un androïde dont s’éprend une experte en communication, et She-Devil, le diable (1989), où une ménagère cherche à se venger de la maîtresse de son mari, une romancière délicieusement interprétée par Meryl Streep. Mais le public et les financeurs ne suivent plus et Susan Seidelman s’éloigne progressivement des plateaux, ne réalisant qu’un documentaire autobiographique en 1992 au nom évocateur : Confessions of a Suburban Girl. C’est par la télévision qu’elle reviendra timidement, toujours pour filmer des femmes au bord de la crise de nerfs – ou de shopping – avec la réalisation des premiers épisodes d’un nouvel objet pop : Sex and the City

Smithereens, de Susan Seidelman (1982)

Si le travail de la cinéaste est devenu confidentiel pour le public français (aucune des trois comédies qu’elle a sorties depuis 2000 n’est sortie en salles ici), son importance sur la renaissance du cinéma indépendant américain au sens large et la représentation de femmes complexes et décomplexées dans le cinéma est grande et l’influence du pop-féminisme de Recherche Susan désespérement a depuis fait des émules. En attendant notre rencontre avec la réalisatrice, clôturons la première partie de cette chronique par la citation inaugurale de l’autrice féministe Rita Mae Brown,  que la réalisatrice a choisie pour son autobiographie*** : « La récompense du conformisme, c’est que tout le monde vous aime sauf vous-même. » Un manifeste qui résume bien le fil directeur de ses 11 longs-métrages, le travail iconoclaste et féministe de Susan Seidelman, notamment dans les années 1980, ayant participé à renouveler l’image que les femmes américaines ont d’elle-mêmes dans leur recherche déséspérée de fuite des schémas patriarcaux avant que cela ne devienne tendance, pour les rendre enfin prêtes à faire de leur désir une réalité.

Interview avec la réalisatrice à suivre…

ALICIA ARPAÏA

Pour aller plus loin :

Hommage à Susan Seidelman à la Cinémathèque française, 12e édition du Festival de la Cinémathèque du 5 au 9 mars, avec une rétrospective, une carte blanche et une masterclass de la cinéaste.

 *https://metrograph.com/susan-seidelman-in-conversation-with-willow-catelyn-maclay/

 **Interview de Susan Seidelman par Rania Griffete DVD Recherche Susan désespérément, éditions Bubblepop, 2024.

***Desperately Seeking Something: A Memoir About Movies, Mothers, and Material Girls, de Susan Seidelman, 2024.

Recherche Susan Désespérement

Réalisée par Susan Seidelman, avec Rosanna Arquette, Madonna et Aidan Quinn - États-Unis (1984)

Édition collector DVD/Blu-Ray/Livre, Bubblepop éditions (2024)

Une superbe réédition du film, longtemps resté quasi introuvable en offre légale en France. En plus d’un essai signé Rania Griffete et de petits goodies eighties, on se passionne pour les bonus extrêmement complets présents dans le DVD. On y retrouve des interviews de Susan Seidelman, Rosanna Arquette, du directeur de la photographie Ed Lachman et de la productrice Sarah Pillsbury sur les coulisses du projet, une analyse musicale par Olivier Cachin, une recontextualisation du New York des années 1980 au cinéma par Samuel Blumenfeld et un focus sur la production 100 % féminine du film par Pacôme Thiellement.

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