RENCONTRE AVEC ÉMILIE BRISAVOINE – « Enfant, on porte des souffrances qui ne nous appartiennent pas » 

© JHR Films

Dix ans après Pauline s’arrache dans lequel elle filmait la quête d’émancipation de sa demi-sœur, Émilie Brisavoine a ressorti sa caméra pour Maman déchire. Avec la sincérité qui caractérisait son premier documentaire, elle raconte son enfance et celle de sa mère afin d’analyser les mécanismes des violences intrafamiliales qui se répètent au fil des générations.

Images prises sur le vif, captations de discussions Zoom et VHS familiales, Émilie Brisavoine agrège tous les formats pour raconter son enfance, ou plutôt le rapport qu’elle entretient aujourd’hui avec son enfance et avec sa mère. Sans blâmer mais sans excuser non plus, elle revient sur des épisodes qui l’ont marquée, faits d’engueulades, d’insultes, d’absences mais aussi de rires et de découvertes avec celle qui l’a mise au monde. Mettant également son frère à contribution, elle mêle les différents récits et montre avec finesse la persistance intergénérationnelle des violences intrafamiliales ainsi que la difficulté de se construire en tant qu’adulte sur ce passé miné. Rencontre.

Ce documentaire arrive dix ans après Pauline s’arrache. Comment ce projet s’est-il construit et comment a-t-il évolué pendant toutes ces années ?

Entre-temps, j’ai travaillé sur le scénario d’une fiction et je me suis heurtée au mode de production qui inclut des dossiers, des fichiers Word, etc. C’était un film sur la grossesse, sur une femme enceinte qui se réconcilie avec sa mère. Je me suis dit que je n’allais pas attendre d’être ménopausée pour avoir des financements et réussir à le faire. Au lieu d’écrire sur une mère théorique, j’ai pensé à ressortir ma caméra et à filmer la mienne. J’ai alors pu retrouver ce rapport hyper organique à la matière qui est vraiment le moteur de ma créativité.

Ma mère avait déjà participé à Pauline s’arrache. Elle était ultra-enthousiasmée et avait accompagné la sortie du film. J’ai donc eu envie de lui proposer à nouveau une expérience un peu extraordinaire, celle de faire un documentaire sur notre relation.

Outre votre mère, votre frère apparaît beaucoup dans le film…

Le film s’est fait pendant le confinement. Mon frère, qui travaille dans la restauration, ne pouvait plus exercer. Il avait du temps pour lui et cela a laissé beaucoup de place à ses angoisses. Je voyais que lui aussi traversait des tsunamis émotionnels. J’ai alors voulu le filmer. Donc, je me suis retrouvée avec trois adultes – mon frère, ma mère et moi – mus par la même problématique. Nous sommes trois adultes malades de leur enfance, des adultes pour qui le passé ne passe pas.

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Pauline s’arrache et Maman déchire partagent beaucoup de thématiques communes, sur l’enfance et les problématiques transgénérationnelles. Avez-vous pensé ce deuxième documentaire comme une suite du premier ?

Avec Maman déchire, j’ai pu aller encore plus loin dans l’exploration de ces thématiques. J’avais la nécessité de comprendre et de travailler autour de la relation que j’entretiens avec ma mère. Sauf que le documentaire ne nous emmène pas forcément où on veut au moment où on le veut. Il y a des scènes où ma mère ne parvient pas à parler de son passé. Mais on y arrive plus tard, de manière détournée.

J’ai pris mon histoire personnelle comme prétexte pour explorer ces thématiques et cela fonctionne auprès du public. Pendant nos échanges après les séances, beaucoup de spectateurs se reconnaissent ou reconnaissent leur entourage.

Comment se met-on en scène dans son propre documentaire ?

Pour faire ce film, j’ai retrouvé mes journaux intimes de quand j’étais enfant. En les lisant, je me suis dit « Cette petite fille est tellement plus intelligente, plus courageuse, plus lucide que moi ». J’avais envie que ce soit elle, le cœur vibrant du film.

L’enjeu était de construire une trajectoire d’émancipation et de guérison, et cette trajectoire est forcément reliée à l’enfant qui demeure à l’intérieur de nous. J’ai donc mis en scène cette enfant intérieure [une voix off de jeune fille et des images d’Émilie Brisavoine avec un filtre « baby face » interviennent dans le documentaire, ndlr]. Je voulais donner un espace à la parole de l’enfant. Elle est faite d’une intelligence instinctive, mais elle n’est jamais prise en considération puisque ce sont les adultes qui créent les récits hégémoniques.

D’un autre côté, j’ai dû mettre en scène mon personnage d’adulte, avec de petites saynètes où on me voit faire du yoga, des occupations de tous les jours.

Vous mettez également en scène votre processus de guérison. Vous allez voir, par exemple, des magnétiseurs. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ces sciences, disons, non conventionnelles ?

En tant que cinéaste, ce qui m’intéresse est que ces gens-là proposent des récits pour tenter de calmer les souffrances de l’âme. La nourriture de l’âme, c’est le symbolique. On s’en fout de savoir si c’est scientifique ou pas. Les gens cherchent simplement un moyen de dompter leurs maux.

Dans Maman déchire, je ne fais que poser des questions, je n’ai pas de réponses. J’ai pris du temps à me rendre compte qu’il n’y aurait pas de happy end à ce film. J’ai fait face à l’irrésolu et d’une certaine manière, c’est ainsi que l’on devient adulte, en acceptant la réalité telle qu’elle est et non pas comme on voudrait qu’elle soit.

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Au début et à la fin du documentaire principalement, vous insérez des images du cosmos. Qu’est-ce que cela représente ?

Ma monteuse m’avait dit qu’on ne comprenait pas trop ce que mon personnage d’adulte ressentait. C’est là que j’ai eu l’idée d’ajouter des images du cosmos. Pour moi, c’était une métaphore de ces mouvements qui sont plus grands que nous, qui nous traversent et qui constituent notre nature humaine. On porte des émotions qui ne nous appartiennent pas forcément, qui appartiennent peut-être à nos parents, à nos grands-parents.

On retrouve d’ailleurs un grand nombre d’images différentes dans Maman déchire, les vieux rushs, les scènes prises sur le vif, mais aussi des entretiens Zoom, etc.

Je voulais écrire ce documentaire de manière très vivante en créant une sorte de patchwork. L’enjeu était de matérialiser la psyché. La conscience est un objet très kaléidoscopique, traversée par ce qui se passe maintenant, par les souvenirs, par les pensées sur le futur. Je voulais la retranscrire.

Au final, le documentaire donne l’impression d’avoir une forme très éclatée, mais ce n’est pas vraiment le cas. Avec ma monteuse, nous nous sommes attachées à suivre la trajectoire de nos trois personnages, pour faire des liens entre leur enfance et les adultes qu’ils sont devenus. Contrairement à Pauline s’arrache qui ressemblait à un conte, Maman déchire se rapproche plus d’une odyssée.

Les images que vous livrez paraissent assez brutes. Comment vous positionnez-vous par rapport à votre sujet lorsque vous filmez ?

On n’accède jamais véritablement au réel. Pendant le tournage et au montage, on se censure beaucoup. Après, il y a aussi la manière dont on construit les personnages. Pour moi, il était très important que mes trois personnages soient traités de la même manière, que tout le monde soit abordé à la fois de manière frontale mais aussi avec humour et tendresse. Tout le monde est mis à nu, moi la première. Je voulais regarder la nature humaine dans ce qu’elle a de plus complexe et de contradictoire.

Avez-vous de prochaines idées de projets ?

J’aimerais écrire une comédie sur la famille. Mais il faudrait que je puisse trouver ma manière à moi de faire de la fiction, de conserver la liberté que j’ai grâce au documentaire tout en suivant un scénario.

Propos recueillis par Enora Abry

Maman déchire

Écrit et réalisé par Émilie Brisavoine

France

Emilie fait un film pour tenter de saisir le plus grand mystère de l’univers : sa mère, Meaud. Enfant brisée, mère punk, grand-mère géniale, féministe spontanée, elle fascine autant qu’elle rend dingue. Une odyssée intime, un voyage dans le labyrinthe de la psyché.

En salles.

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