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CHRONIQUE DU MATRIMOINE #2 : Matilde Landeta, pionnière du cinéma mexicain

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Chaque mois, Sorociné remonte le temps pour mettre en lumière le travail d’une réalisatrice et réécrire une histoire du cinéma au féminin. Ce mois-ci, nous vous présentons Matilde Landeta, un des premières femmes cinéastes d’Amérique latine, auquel le Festival Lumière vient de rendre hommage avec une rétrospective dans sa section « Histoire permanente des femmes cinéastes ».  Portrait d’une artiste révoltée qui s’est battue tout au long de sa vie pour s’exprimer.

Pour préparer cette chronique matrimoine, nous aimons fouiller dans les archives. Mais en tapant le nom de Matilde Landeta dans la base de données de la bibliothèque de la Cinémathèque française, quasiment aucune occurrence ne s’affiche à l’écran. Peu d’informations dans la langue de Molière sur ses films, car ceux-ci ne sont jamais sortis en France. Son nom est aussi absent de nombreuses anthologies et dictionnaires de référence. Alors, qui est cette cinéaste oubliée, pourtant l’une des premières à diriger un plateau de cinéma en Amérique latine, en plein âge d’or du cinéma mexicain ? Au Festival Lumière à Lyon, la projection de ses trois premiers films – Lola Casanova (1949), La Negra Angustias (1949) et Trotacalles (1951) – a permis la redécouverte d’une cinéaste dont l'œuvre mêle le politique au mélodrame, genre phare de son pays : le Mexique. C’est la première fois que la programmation du festival propose une rétrospective autour d’une cinéaste issue du continent américain (hors États-Unis). Et après avoir mis à l’honneur ces trois dernières années des comédiennes devenues cinéastes (l’Espagnole Ana Mariscal, la Suédoise Mai Zetterling et la Japonaise Kinuyo Tanaka), le choix de Matilde Landeta renoue avec la volonté de faire découvrir une pionnière de l’ombre qui a construit dès l’origine sa carrière derrière la caméra. Et, dans le Mexique des années 1930-1950, pays dont la culture machiste imprègne depuis des décennies la société, démarrer dans ce milieu pour une femme fait figure d’exploit. La redécouverte d’une telle figure aujourd’hui est d’autant plus importante que le pays demeure empoisonné par les violences patriarcales. Si pour la première fois une femme, Claudia Sheinbaum, vient d’être élue à la présidence, le Mexique détient un des taux de féminicides les plus élevés du monde, avec une dizaine de femmes tuées par jour. 

Née en 1913 à Mexico, Matilde Landeta grandit chez sa grand-mère à San Luís Potosí et découvre le cinéma lors d’un voyage aux États-Unis vers l’âge de 14 ans. Émerveillée par la magie du grand écran, le septième art devient un rêve qu’elle va réussir à approcher grâce à son frère Eduardo Landeta. Comédien, il lui ouvre la voie des plateaux. Nous sommes au début des années 1930, l’heure des débuts de l’industrialisation du cinéma dans le pays. Une période d’effervescence, où le cinéma mexicain devient rapidement hégémonique dans le monde hispanique, allant même jusqu’à recueillir quelques succès aux États-Unis. Dans ce contexte, Matilde Landeta exerce divers métiers en autodidacte, se forme aux apprentissages techniques et s’impose peu à peu en tant que scripte (en douze ans, elle travaillera sur près de 70 longs-métrages), puis assistante de réalisation, avec sur son CV les noms les plus prestigieux de cet âge d’or, comme Emilio Fernandez et Julio Bracho. L’accroche du communiqué du Festival Lumière raconte d’ailleurs la légende selon laquelle elle se serait habillée en homme pour obtenir ce poste interdit aux femmes. Dans une interview, en 1995, elle raconte les difficultés à évoluer dans un milieu exclusivement masculin : « J’ai été considérée comme la meilleure scripte du Mexique, mais quand j’ai parlé de devenir assistante réalisatrice, les producteurs m’ont répondu : tu es une femme ! » Si sur ce poste elle parvient à prouver sa valeur avec plus d’une dizaine de tournages à son actif, pour réaliser ses propres projets, le combat ne fait que commencer. 

Lola Casanova, de Matilde Landeta (1949)

En 1948, elle hypothèque son domicile pour fonder sa propre société de production et réaliser hors système Lola Casanova, adaptation d’un roman ethnographique signé Francisco Rojas González. Un premier film revenant sur la révolution mexicaine, dans l’esprit des œuvres d’exaltation nationalistes produites en nombre à l’époque. Mais elle y apporte une touche féminine, en mettant au cœur de son intrigue une femme. Cette volonté de mettre en scène de personnages féminins, dans des récits certes balisés mais allant au-delà des archétypes de l’époque, sera sa marque de fabrique. Ici, on suit donc Lola, une fille de bonne famille qui, à la suite d’une attaque d’une communauté autochtone, découvre leur mode de vie et s’éprend du chef de clan. Une illustration du syndrome de Stockholm pour vanter les bienfaits de l’assimilation du peuple, qui respecte le roman national. Si ce premier film se voit aujourd’hui comme une œuvre fragile au propos politique ambigu, on remarque son travail de mise en scène naturaliste sur les séquences tribales, cherchant à retranscrire de manière presque documentaire les pratiques du clan indien. De belles scènes où elle exploite son décor extérieur, tranchant avec le classicisme mélodramatique des parties qui se focalise sur les aventures bourgeoises de Lola.

Peut-être est-ce parce qu’il met en scène une femme forte qui dépasse son statut de victime pour tenir tête aux hommes, que Lola Casanova se voit boycotté par les distributeurs locaux. Ce qui n'empêche pas Matilde Landeta de continuer son travail d’adaptation de l’œuvre de Francisco Rojas González avec La Negra Angustias (1949), qui a pour héroïne une femme noire. Plus encore que dans Lola Casanova, le film embrasse le contexte de la révolution mexicaine, puisque son personnage principal décide de prendre les armes comme colonel de l’armée zapatiste. Sans se revendiquer comme une œuvre féministe, il reste le film le plus moderne dans ses thématiques, abordant la révolte face aux violences faites aux femmes, avec notamment une séquence d’agression qui se solde par la mort du violeur. Pour son troisième long-métrage, Matilde Landeta délaisse le récit révolutionnaire pour s’emparer du genre le plus populaire de l’époque au Mexique : le mélodrame. Dans Trotacalles (1951), elle raconte l’histoire de deux sœurs, que la vie a éloignées. L’une, Maria, est prostituée. L’autre, Elena, femme d’un riche banquier. Or, Maria fréquente un escroc, dont la nouvelle cible n’est autre qu’Elena. Une intrigue classique où règne amour et trahison, avec son lot de dialogues sentimentaux un peu caricaturaux et ses décors passe-partout. Mais là encore, Matilde Landeta se démarque d’autres productions du même calibre en représentant la sororité qui règne dans l’univers des travailleuses du sexe, ces « trotacalles » dont le métier est justement montré ici. Même si aucun de ces trois films ne s’apparente à un chef-d’œuvre, ils prouvent qu’il est possible pour une femme de réaliser en toute indépendance au Mexique. 


De gauche à droite : Trotacalles (1951), La Negra Angustias (1949), Nocturno a Rosario (1991)

Mais cette carrière n’est qu’une étoile filante dans une industrie locale pourtant largement reconnue à l’international. Après trois films autoproduits, l’ambitieuse réalisatrice se tourne vers la banque nationale du cinéma avec un nouveau scénario sous le bras, un drame policier autour de trois hommes attendant leur jugement. On la convainc de vendre son scénario, avant de l’évincer totalement du projet. Il sera réalisé quelques années plus tard… par un homme ! (Ils seront des hommes, Alfonso Corona Blake, 1956). La cinéaste attaquera la production pour que son nom apparaisse au générique, mais ne se remettra pas de cette mésaventure. Dans un entretien en 1986 au ciné-club INBA, elle raconte : « Parfois, j’ai envie de pleurer. Je réalise que je suis une femme, et cela me donne envie de pleurer. Mais j’ai oublié cet épisode et je me consacre désormais à l’écriture. »  Durant les quarante années qui suivent, sa vie devient une lutte permanente pour continuer à vivre de son rêve de cinéma. Elle est empêchée de tourner au Mexique et ses films tombent dans l'oubli (même si son travail sera remis en valeur aux côtés d’autres femmes cinéastes en 1975 lors de la première conférence mondiale des femmes à Mexico).


Mais Matilde Landeta ne s’est pas arrêtée de tourner pour autant ! Elle devient scénariste, donne des cours de cinéma, travaille pour des productions télévisuelles aux États-Unis et réalise près de 200 courts-métrages. En 1989, le Festival international de films de femmes de Créteil lui rend hommage en l’invitant à prendre part à son jury. Une belle reconnaissance pour celle qui prépare, au crépuscule de sa vie, un dernier coup d’éclat ! Au début des années 1990, le cinéma mexicain se redynamise économiquement, avec notamment une nouvelle vague de cinéastes talentueux. En 1991, à 78 ans, elle parvient enfin à réaliser un dernier long-métrage, un drame en costume intitulé Nocturno a Rosario (absent de la rétrospective du Festival Lumière). La réalisatrice aura prouvé jusqu’au bout que, malgré sa condition féminine dans un pays où règne le sexisme, elle a pu aller au bout de son travail de réalisatrice. Un récit immortalisé dans un court-métrage documentaire tourné en 1992, Matilde Landeta de Patricia Martinez de Velasco. Si cinématographiquement on retient sa volonté de féminiser des récits classiques du cinéma mexicain, sans révolutionner à l’écran la représentation des vécus féminins, sa manière d’avoir contre le machisme ambiant et les portes fermées réussi à maintenir une carrière, certes entravée, mais toujours vivace, est un modèle, notamment pour une nouvelle génération de cinéastes sud-américaines. Au Mexique, son nom est inscrit depuis 2023 à l’entrée des mythiques studios Churubusco à Mexico, aux côtés d’autres pionnières de l’industrie. Une révolutionnaire inspirante dont on espère que le nom retrouvera sa juste place également de l’autre côté de l’Atlantique, dans nos bibliothèques cinéphiles, avec on espère un jour une distribution en France de ses films redécouverts au Festival Lumière.

ALICIA ARPAÏA

Sources / Pour aller plus loin : 

  • Matilde Landeta, hija de la revolución, Julianne Burton-Carvajal, 2003.

  • « Une pionnière, des pionnières : être femme et cinéaste en Amérique latine », Paulo Antonio Paranagua, Positif n° 349, mars 1990.

  • Programme du Festival international de films de femmes de Créteil 1980.