CHRONIQUE DU MATRIMOINE #1 : Alice GUY - la grand-mère du cinéma

Chaque mois, Sorociné remonte le temps pour mettre en lumière le travail d’une réalisatrice et réécrire une histoire du cinéma au féminin. Pour cette première chronique, il était évident de revenir au symbole de cette redécouverte matrimoniale : Alice Guy ! Après les documentaires, les livres et les pièces de théâtre, ses films seront visibles au cinéma dans un programme rétrospectif de 14 courts-métrages tournés avant 1907 : Alice Guy, première femme réalisatrice ! Pour en parler, nous avons rencontré Coraline Refort, universitaire spécialiste du travail d’Alice Guy, qui vient de lui consacrer une thèse somme. 

Tout comme votre thèse, la rétrospective s’intéresse à la période Gaumont du travail d’Alice Guy, entre 1895 et 1907. En quoi la cinéaste a-t-elle été une des clés de voûte de la création cinématographique sur cette période ? 

Coraline Refort : Alice Guy a commencé sa carrière au tout début du développement du cinéma. Sur cette période, elle n’est ni une industrielle, ni une femme d'affaires, ce qu’elle ne deviendra qu’à son arrivée aux États-Unis. Contrairement à son patron Léon Gaumont, elle a immédiatement compris les possibilités offertes par le cinéma. Il est très important de noter qu’Alice Guy n'a jamais revendiqué avoir tourné de films non fictionnels. Elle a tout de suite compris qu’avec le cinéma, on pouvait raconter des histoires. Si on suit ses dires, elle a eu dès le départ la volonté systématique de mettre en scène les gens devant l’objectif, à un moment où ne parle pas encore d'acteurs ni de mise en scène au sens contemporain du terme. Cette idée de créer des histoires est absolument révolutionnaire pour l'époque. Attention, on ne peut pas non plus dire qu'elle ait inventé quoi que ce soit. On le lit souvent dans les articles, mais la réalité c'est qu’il n'y a pas de « premiers » dans l'histoire du cinéma. Ce n'est pas elle qui a inventé le zoom, ce n'est pas elle qui a inventé le montage, mais elle a participé à l'élaboration du langage cinématographique.

Jusqu’au milieu des années 2010, Alice Guy était oubliée des cinéphiles. Comment avez-vous découvert son nom ?

Complètement par hasard ! C’était à ce moment-là, un peu comme tout le monde. Je suis une féministe très concernée par ces questions depuis l’adolescence, passionnée par l'histoire du cinéma, mais je n’en avais jamais entendu parler avant. J'ai découvert Alice Guy alors que j'écrivais mon mémoire de fin de master en études cinématographiques en surfant sur Facebook. Je m’y suis connectée pendant une pause, et suis tombée sur une vidéo la présentant. J'ai été tout de suite ébahie par tout ce qu’elle avait accompli, cinquante ans avant que les femmes aient le droit de vote en France. J'ai trouvé cela absolument extraordinaire. J’ai donc regardé un peu sur Internet pour en savoir plus… et je ne suis tombée que sur des informations contradictoires : sur la date de son premier film, sur le nombre de projets qu’elle avait réalisés – avec un site qui parlait de 700 films, un autre de 1000, un troisième de 150… – Je me suis dit : OK, il y a un truc à faire sur ce sujet. Et c'est comme cela que je me suis intéressée à sa vie jusqu’à en proposer un projet de thèse.

Le point de départ de votre réflexion se situe donc dans l’envie de rechercher et regrouper ces informations que vous ne trouviez pas, de mettre en avant son travail plutôt que son effacement de l’histoire, largement commenté ces dernières années. Pourquoi ?

J'étais d’abord très vexée de ne pas l'avoir connue avant. Je me suis dit : ce n'est pas possible, je suis inculte ! Je me suis rendu compte qu'effectivement, on ne l'avait pas vraiment oubliée. Je lutte contre cette affirmation-là. On ne parle juste pas d'elle. Mais on ne l'a pas oublié. Cela a été le parti pris de toutes les personnes qui ont fait quelque chose sur Alice Guy ces dernières années. Ce principe, « on l'a oubliée et grâce à moi, à mon travail personnel, on va la redécouvrir… » est systématique, à l’exception du documentaire d’Arte Alice Guy : l’inconnue du 7e art, où les réalisatrices se sont mises vraiment à l'écart. À l’inverse du film de Pamela B. Green Be Natural. C'est un film sur Pamela B. Green, pas sur Alice Guy. 

Votre thèse a été saluée par le jury pour « sa contribution majeure à la recherche sur Alice Guy, qui rend obsolète les travaux précédents ». Qu’avez-vous découvert ? 

C’est compliqué de résumer en un ou deux exemples concrets. Ma démarche était d’abord de rétablir une vérité historique sur une période mystérieuse de sa vie, c’est-à-dire déterminer ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas, et les points d’interrogation d’où peuvent être émises des hypothèses. Disons que le travail le plus important, c'était la nuance. J'insiste là-dessus. Il faut nuancer notre approche, en général, sur les figures féminines. Encore une fois, Alice Guy n’a pas inventé le film de fiction, mais il n'empêche qu'elle a eu une place importante dans l'histoire du cinéma. C'est important de la remettre à sa juste place, sans la positionner dans un panthéon non plus. C'est ça le problème. Mon travail a permis, je l'espère en tout cas, de dépoussiérer ce qu'on savait sur Alice Guy. De remettre les pendules à l'heure avec un regard scientifique, de la part d'une personne issue d'une nouvelle génération d'historiens avec un regard différent porté sur Alice Guy. 

La fée aux choux, de Alice Guy

« Je me suis rendu compte qu’on ne l’avait pas vraiment oubliée. Je lutte contre cette affirmation-là. On ne parle juste pas d’elle.  »
— Coraline Refort

Le programme actuellement en salles contient 15 films de sa période Gaumont. On y voit notamment l’incontournable Fée aux choux. En quoi ce film, aujourd’hui vu comme la porte d’entrée de l'œuvre d’Alice Guy, révolutionne-t-il le cinéma ? 

Quand ce film a été retrouvé à Stockholm en 1996, on pensait à l'époque que c'était le premier film qu'elle avait réalisé, qu'on pouvait dater de 1896. Or, ce n'est pas ce film-là. Il s’agit plutôt d’un remake de son premier film, si celui-ci existe. Il est assez court, on voit effectivement un personnage central, une toile de fond peinte avec pas mal de détails. Mais à sa sortie, il ne révolutionne pas vraiment l'industrie du cinéma ni la technique cinématographique. Ce qui est très drôle avec La Fée aux choux, c'est qu'Alice Guy y apporte une vision ironique sur les fées et la douceur maternelle. Le film est drôle ! On voit que la fée fait de grands gestes exagérés. Elle va traîner des bébés derrière les choux, en met d’autres à l’avant où ils se mettent à gigoter tout nus en pleurant. Le problème, c'est qu'il a souvent été vu comme un film naïf, doux, féminin, parce que réalisé par une femme. Mais si on regarde vraiment le film, c’est d’une violence : c'est une parodie complète de la fée, en phase avec la vision du personnage pendant la Belle Époque ! Il faut voir le film avec de l'humour, pas du tout via une vision essentialiste et réductrice d'Alice Guy, qui parle de ces sujets parce que c'était une femme.

On a l’impression en tout cas que la représentation de personnages féminins a toujours été au cœur de son travail. Rien que dans cette rétrospective, elles sont omniprésentes (La Marâtre, La Fée aux choux, L’Hiver danse de la neige, Coucher d’une Parisienne, Les Chiens savants…).

Ça, je ne sais pas, justement. Encore une fois, je pense que c'est une vision un peu essentialiste qu'on a d'Alice Guy. Elle a réalisé des centaines de films courts chez Gaumont. Et malheureusement, très peu nous sont parvenus jusqu'à aujourd'hui. Sur cet échantillon-là, beaucoup de femmes sont en effet mises en scène, mais on ne peut pas non plus en conclure qu'elle avait une vision particulièrement féministe. Elle ne s'est jamais revendiquée féministe, ce n’était pas une suffragette. Elle venait de la petite bourgeoisie française, blanche. Je pense qu'elle avait une vision très victorienne de la chose. 

Il est vrai qu’on a pu beaucoup analyser son cinéma par ce biais ces dernières années, y compris dans nos lignes. 

Encore une fois, on lui applique quelque chose qu'elle-même n'a jamais dit. Peut-être qu'elle l'était, mais en tout cas, elle ne l'a jamais dit. Dans les films qui nous sont parvenus, c'est vrai qu’on a quand même une omniprésence des personnages féminins, et pour être plus précise, je dirais même surtout des enfants, des petites filles. Ce n'était pas quelque chose de très commun. Après, concernant ses personnages féminins, ce n'est pas comme dans les films de Méliès par exemple où les femmes n'ont pas d'importance dans l'histoire. Chez Alice Guy, ce sont des personnages principaux. Elles ne sont pas que des personnages secondaires dans ces films. Cela, oui, on peut l’affirmer.

Dans Question indiscrète, on observe un ancêtre du vidéo clip avec ce morceau chanté par Félix Mayol. Le parlant avant l’heure ? 

C'est extraordinaire. Gaumont était obsédé par le cinéma parlant. C'est pour ça qu'il a pris beaucoup de retard par rapport à Pathé, parce qu'il misait tout sur l'invention du cinéma sonore. Il a échoué, l'histoire nous l'a dit, mais dès 1900, il s'est mis au travail pour inventer le film sonore. Il y avait deux appareils : un appareil qui enregistre le son, comme une sorte de gramophone, où le chanteur enregistre sa voix. Puis dans un second temps, il chante en playback devant une caméra. Au moment de la projection, on synchronise les deux appareils. C'est une très bonne idée en soi, mais la projection n'était pas encore très élaborée. Il fallait chanter très fort pour entendre quelque chose. Alice Guy était chargée de l'enregistrement du film. Elle était très au point sur cette technique. Ici, c'est assez émouvant d'entendre et de voir les chanteurs populaires des scènes parisiennes du début du XXᵉ siècle.

On a aussi un film colorisé : Bonsoir.

C'était quelque chose de très commun à l'époque, pour des films très courts, de les coloriser à la main. Dans son autobiographie, elle parle du fait que c’était des femmes chargées de ce travail. Elles avaient une place prépondérante dans le cinéma des premiers temps, car pratiquement tous les films de l'époque étaient colorisés. Après, ce n'est pas elle, personnellement, qui allait le faire. 

« Non seulement il faut parler d’Alice Guy, mais il faut aussi regarder ses films, parce qu’elle était réalisatrice avant tout. Pendant la période du muet, il y a eu des centaines d’autres femmes productrices et réalisatrices. On les a toutes oubliées. Dans les années 1950, il n’y en avait plus qu’une seule. C’est quand même problématique. »
— Coraline Refort

Le matelas alcoolique, de Alice Guy

Quel film du programme est le plus représentatif du style Alice Guy ?

Je citerais Le Matelas alcoolique, dont il y a eu plusieurs remakes, notamment de la part de Méliès et de Pathé. On y voit une femme, en fait un homme habillé en femme parce que le comédien devait porter une charge importante, confectionnant un matelas. Ce type de travestissement est très commun à l'époque, une sorte de blague pour les spectateurs. Un SDF entre alors dans le matelas, que la femme recoud et prend sur son dos. Les cascades s’enchaînent. Le film, une fois de plus très drôle, est tourné aux Buttes-Chaumont, décor largement repris dans les films d’Alice Guy. Elle aimait beaucoup mettre en scène à l’extérieur, dans une espèce d'économie de moyens qu'elle gardera toute sa carrière. Il y a une très belle mise en valeur du décor naturel qu'elle savait utiliser et perfectionner.

Pourquoi pour vous est-ce important, justement, qu'aujourd'hui la recherche s'oriente de plus en plus vers la redécouverte des femmes cinéastes qu'on a oubliées ?

Depuis que j'enseigne, je suis un petit peu ébahie quand je vois mes étudiants, passionnés par le cinéma, arriver sans souci à citer cinq noms de réalisateurs masculins sans hésitation, voire plus, mais qui doivent réfléchir pour citer des noms féminins. Ce n'est pas normal. Il y a un manque de représentation et de modèles criant. Quand on est une jeune femme, c'est très compliqué de s'orienter vers la réalisation ou même la production, si on n'a pas de modèles ancrés depuis l'enfance. C'est pour cela qu’il est très important de divulguer le nom des pionnières du cinéma, comme ceux des scientifiques femmes par exemple. Aujourd’hui, les femmes réalisatrices arrivent à réaliser un ou deux longs-métrages, puis elles vont avoir énormément de difficultés. Il n'y a pas de Woody Allen au féminin qui va réaliser un film par an. Cela n'existe pas. Ce manque de modèles, encore une fois, est criant alors qu'en fait il y en a ! On a gardé des films ! Cette rétrospective le prouve. Non seulement il faut parler d'Alice Guy, mais il faut aussi regarder ses films, parce qu'elle était réalisatrice avant tout. Pendant la période du muet, il y a eu des centaines d’autres femmes productrices et réalisatrices. On les a toutes oubliées, et dans les années 1950, il n’y en avait plus qu'une seule. C'est quand même problématique. Dans les années 1960-1970, quand les femmes sont de nouveau arrivées derrière la caméra, elles pensaient qu'elles étaient les premières. On avait complètement oublié leurs grands-mères, leurs mères... Si les femmes avaient su que dès la fin du XIXᵉ siècle, il y avait eu au moins une femme cinéaste, alors on aurait eu un chemin qui se serait peut-être plus facilement tracé.

Propos recueillis par Alicia Arpaïa, le 04/09/2024

Alice Guy, première femme réalisatrice !

Programme de15 films réalisés par Alice Guy (1900 - 1907)

- Faust et Méphistophélès (1903) : dans son laboratoire, le Docteur Faust travaille et invoque le tentateur…

- Le Matelas alcoolique (1906) : qui se promène tout seul, comme par magie, sur les fortifications.

- La Marâtre (1906) : ou les malheurs d’un garçonnet mal aimé.

- Questions indiscrètes (1906) : une chanson interprétée par Félix Mayol extraite du catalogue Gaumont des, ancêtres des clips, ici colorée au pochoir.

- Le Fils du garde-chasse (1906) : drame familial bucolique.

- Chirurgie fin de siècle (1900) : une opération très burlesque et salissante.

- La Fée aux choux (1900) : considéré comme le premier film de fiction avec scénario.

- Sur la barricade (1907) : un épisode héroïque de la Commune librement adaptée de Victor Hugo.

L’Hiver : danse de la neige (1900) :, une gracieuse danseuse personnifie la saison.

- Coucher d’une parisienne (1900) : scène naïvement leste où une jeune femme se met au lit.

- Les Chiens savants (1902) : merveilleusement emmenés par leur ravissante dresseuse, Miss Dundee.

- Chien jouant à la balle (1905) : un numéro de cirque dans un décor peint.

- Chapellerie et charcuterie mécaniques (1900) : où l’on découvre une machine extraordinaire qui fabrique des saucisses et recrache des hauts-de-forme.

- Chez le photographe (1900) : un client capricieux vient se faire tirer le portrait.

- Bonsoir (1910) : le salut final d’une fée multicolore.

En salles le 18 septembre 2024.

Suivant
Suivant

Étrange Festival 2024 : Veni Vidi Vici et The Devil’s Bath