LA RUE CHAUDE - Edward Dmytryk

Quand le sulfureux se fait sage

Nelson Algren, écrivain américain, a souvent dépeint son pays au travers de personnages sombres et ambiguës, dans une Amérique d’après-guerre à la dérive. Son œuvre a été adaptée deux fois au cinéma. Coïncidence ? Les deux adaptations possèdent un générique créé par Saul Bass et une musique originale composée par Elmer Bernstein. Après L’homme aux bras d’or (1955), par Otto Preminger, thriller noir dans les bas-fond de Chicago, c’est à Edward Dmytryk que revient l’honneur de mettre en image un roman d'Algren, La rue chaude (Walk on the wild side). Sorti en 1962, le film nous entraîne dans la moiteur de la Louisiane où un jeune texan, Dove (Laurence Harvey), recherche l’amour de sa vie, Hallie (Capucine), prisonnière de la célèbre maison close “House of Doll”, tenue par la despotique Jo (Barbara Stanwyck). 

Maison close sous la censure

Deux yeux s’ouvrent dans un fond noir, des yeux de chat. Robe noir soigneuse, le félin traverse le cadre de son pas souple, rythmé par la musique jazzy de Elmer Bernstein. Saul Bass, célèbre graphiste américain à qui l’on doit  les génériques colorés et rythmés de Sueurs Froides (Alfred Hitchcock) ou de West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise), entre autres, signe ce générique chaloupé. Un imaginaire animal et sexy se dessine. La rue chaude, titre énigmatique, finit d’appeler une certaine sensualité au film. Hélas, il ne faut pas oublier à quelle époque sort ce long métrage, dans l’Amérique puritaine du début des années 60. Pas de sexe (même si quelques allusions passées sous la censure sont devenues cultes), pas d’action moralement douteuse et les crimes, quelques qu’ils soient, doivent toujours être punis. Comment aborder la prostitution sous la censure ? En faisant preuve d’ingéniosité. Sorti la même année que La rue chaude, Diamants sur canapé, le plus célèbre rôle d’Audrey Hepburn, aborde également ce thème sous le manteau. L’effort est conséquent, surtout quand les actrices qui interprète le rôle incarnent le summun de la femme glamour et sophistiquée. C’est à Capucine, actrice et mannequin française, à qui l’on donne le rôle de Hallie, l’attraction de la “House of Doll”. Pour lui donner une substance plus altière, le récit lui accorde un passe-temps artistique : la sculpture. Passion qu’elle abandonne par manque d’argent et de reconnaissance dans le dur monde culturel new-yorkais au profit de la protection de Jo, la tenancière du bordel, avec qui elle entretient une relation trouble. La production va même jusqu’à lui faire porter des tenues de Pierre Cardin, costumes qui tranchent avec la provocation voulue.

© 1962 Famous Artists Productions - Tous droits réservés.

Le film d’Edward Dmytryk propose une galerie de personnages féminins, toutes tombées sous le charme de la naïveté texane et religieuse de Dove. Jane Fonda, dans un de ses premiers rôles, interprète Kitty, femme intrépide dont la boussole morale semble en panne. Pas encore le sex-symbol du cinéma, il est frappant de voir que la mise en scène refuse de découper son corps dans le cadre. La rue chaude possède peu de gros plans, surtout quand l’image montre les femmes. Alors que Dove et Kitty se sont arrêté⋅es le temps de reprendre des forces dans leur voyage, Kitty change ses vêtements, du jean et chemise très “western” à une robe moulante à motif. Quand Dove la découvre, le cadre est élargi et Kitty se trouve au troisième plan, trop loin pour que le regard soit gorgé de désir. Peut-être parce que le film prend à ce moment-là le point de vue de Dove, qui n’est pas attiré par son charme et refuse ses avances. Son cœur et son corps appartiennent à Hallie. Teresina n’aura pas plus de chance. Anne Baxter, affublée d'une perruque de cheveux noirs et d’un douloureux accent espagnol, interprète la propriétaire d’origine mexicaine du restaurant où Dove travaille le temps de trouver l’élu de son cœur. Teresina symbolise l’amour respectueux, tandis que Kitty représente la luxure. Chacune contribue à humaniser Dove et à détacher sa caractérisation de son amour, presque obsessionnel, pour Hallie.  

Du lesbiannisme, tu ne parleras point

Dove n’est pas le seul à en pincer pour Hallie. La rue chaude développe un sous-texte lesbien, au travers de la possessivité et de la jalousie de Jo. La patronne de la “House of Doll” devient une autre femme quand elle s’aperçoit que sa préférée lui échappe. Derrière l’évidence du profit, son obsession cache peut-être un amour ravageur, à sens unique. Le film fait en sorte de ne jamais appuyer cet amour et de laisser le mystère, contrairement à un autre film sorti la même année (encore avec Audrey Hepburn !), La rumeur de William Wyler, qui fait du lesbiannisme le coeur de son récit même si le terme lesbienne n’est jamais prononcé. Mais le rôle de Jo est donnée à Barbara Stanwyck, actrice sur le déclin dans les années 60, qui est aujourd’hui considérée par les biographes, comme "la plus célèbre lesbienne au placard de Hollywood", avec Greta Garbo. Et même si le film se fait timoré, la mise en scène parsème ça et là des petits détails permettant cette analyse. Comme le fait que peu de personnages ne se touchent vraiment, à part quand un jeu de séduction se met en place ou quand la narration doit renforcer les liens entre personnages. Jo lui propose de passer la journée avec elle en lui prenant la main, puis en lui caressant le visage. Elle est très tendre jusqu’au moment où la jalousie la rend violente, quand elle s’aperçoit que, malgré tout, sa dulcinée est sur le point de la quitter. Jo n’hésite pas non plus à verbaliser sa haine des hommes, une misandrie assumée tandis qu’elle fustige l’amour pur. « Can any man love a woman for herself without wanting her body for his own pleasure ? », une tirade pleine d’amertume, alors que dans l’autre pièce des hommes recherchent la compagnie de femmes contre de l’argent. 

La rue chaude est déchiré entre l’attrait du sulfureux hollywoodien et son incapacité à traiter ces sujets frontalement, faute à une industrie corsetée par la censure. L'œuvre se fait alors bancale, à la fois audacieuse et pudique, animale mais sage. Le résultat en demi-teinte peut aussi s’expliquer par les coulisses de la production, un tournage compliqué que nous dévoile le livret de cinquante pages écrit par Philippe Garnier accompagnant la sortie du film en DVD/Blu-Ray. Comme le dit si bien cet historien du cinéma, pour résumer le film, « La rue chaude, mais pas trop. »


Réalisé par Edward Dmytryk

Avec Capucine, Jane Fonda, Barbara Stanwyck, Laurence Harvey, Anne Baxter 

La Nouvelle-Orléans, 1930. Objet de toutes les convoitises, la brillante et sophistiquée Hallie est la principale attraction de la plus célèbre maison close de la  ville. Très éprise d’elle, Jo, la tenancière de l’établissement, la fait surveiller  étroitement par ses sbires. Tout droit arrivé du Texas – après avoir croisé la route de  la jeune et délurée Kitty – Dove va bouleverser la donne en se lançant à la recherche  de l’amour de sa vie, Hallie, qui s’était volatilisée quelques années plus tôt. 

Sortie DVD + Blu-Ray + Livret le 17 novembre 2021 / WILD BUNCH

EN COMPLÉMENT :

  • Impasse à Perdido Street (33’) : Entretien avec François Guérif

  • Un livret de 50 pages, écrit spécialement par Philippe Garnier et illustré de photos d'archives

Précédent
Précédent

OLGA - Elie Grappe

Suivant
Suivant

LES ÉTERNELS - Chloé Zhao