ENTRETIEN AVEC ELIE GRAPPE - Olga

« La position donnée au réalisateur est une position de domination. »

À l'occasion de la sortie en salle du film Olga, sélectionné à la Semaine de la Critique 2021, nous avons rencontré son réalisateur Elie Grappe afin d'échanger autour de la représentation des corps à l'écran.

Pourrais-tu te présenter pour nos lectrices et lecteurs ? 

Elie Grappe - je m’appelle Elie, je suis Lyonnais d’origine, et j’ai fait mes études à l’ECAL (ndlr : l’école cantonale d’art de Lausanne) il y a une dizaine d’années. C’est là-bas que j’ai rencontré Jean-Marc Frohle, qui a produit Olga, et Raphaëlle Valbrune-Desplechin, la co-autrice du scénario. Sinon, avant de faire mes études là-bas, j’étais au conservatoire de Lyon. Je faisais de la trompette. 

En quoi ta formation de musicien a-t-elle influencé ton cinéma ?

E.G : J’étais entouré par des passionnés. Mon frère faisait huit heures de piano par jour, même le week-end. Il y avait quelque chose de très beau là-dedans, car ce sont des pratiques qui sont à priori en dehors du monde, mais en fait pas du tout. Et ça, ça infusait dans le conservatoire et la pratique de la musique classique. Pour moi, il fallait dresser un pont entre ces pratiques et le monde. Dans Olga, la jonction se fait entre la gymnastique artistique et la révolution ukrainienne. Olga ne va pas découvrir un événement politique mais réaliser que ce qu’elle fait est déjà politique. Je le montre grâce au champ sonore : pendant le processus d’écriture, je me suis rendu compte que la gymnastique et la révolution en partageaient le même. Il y a des claquements, des détonations. C’est la tension que vit Olga à chaque fois qu’elle est quelque part, elle ne peut plus l’être pleinement sans être accompagnée par ce qui se passe par l’ouïe. 

Est-ce que tu avais déjà des images précises en tête avant de passer derrière la caméra ? 

E.G : Les images de Maïdan, que j’ai redécouvert au début du processus de travail et qui ont beaucoup habité le film par le prisme de référence. Comme Chris Marker par exemple, qui utilise aussi les images d’archives dans leur dimension fantasmatique, et dans tout l’imaginaire qu’elle provoque. Ce ne sont jamais des images réelles ; ce sont des images du passé, et là en l’occurrence, des images tellement pleines de pixel et de mouvement qu’elles ne sont pas réelles, elles ne font que marquer la distance d’Olga à une certaine réalité, car ce sont les images de quelqu’un qui ne voit pas là où ça se passe. J’ai aussi pensé à Foxcatcher où des corps hypermasculins sont rendus tout fragiles, et puis les films de Gus van Sant, comme Paranoïd Park. Il m’a beaucoup désinhibé sur la possibilité de croiser différentes couches de récits, même si en termes de genre, pour l’avoir vu et revu, c’est archi craignos (rires). 

En comparant tes goûts et ta filmographie, on a l’impression que tu t’intéresses beaucoup à la fusion entre l’art et la corporéité. 

E. G : En arrivant à l’ECAL, j’ai eu l’impression que le plus important, c’était d’apprendre à filmer les corps dans les espaces. Mon film de diplôme mettait en scène un corps très masculin et en même temps en difficulté dans le milieu de la danse classique (ndlr : Suspendu, 2015). Il va essayer de s’entraîner malgré sa blessure, et du coup la masculinité de ce corps là m’intéressait comme une tension en elle-même, car c’est un corps tout plein d’impuissance. Il fallait filmer ça comme de la boxe, un combat contre soi-même. Ce décalage était plus évident dans Olga car la gymnastique ressemble à un sport de combat. Pour moi, ce n’était pas anodin des corps de toutes jeunes filles aussi marqués par leur pratique. Je trouve ça encore assez peu présent au cinéma, même si ça commence à changer. Mais le milieu de la gymnastique est aussi très ambivalent car il y règne des injonctions permanentes. C’est ce que m'expliquaient les gymnastes que j’ai rencontrées.

En effet, il est encore rare de voir des corps d’adolescentes aussi puissants au cinéma.

E. G : Je trouvais qu’il y avait un vrai décalage. La pratique en elle-même reste très genrée (les chorégraphies, les justaucorps…), alors même que le corps n’arrête pas d’appeler autre chose. Les corps des gymnastes ne sont pas tout à fait conformes aux clichés de genre, et en même temps, ce que leur demande cette pratique, c’est d’être sans arrêt des battantes. C’est un vocabulaire très proche de l’armée. Et d’ailleurs, la gymnastique artistique telle que nous la connaissons aujourd’hui a été théorisée par Christoph Friedrich GutsMuths dans la deuxième moitié du dix-neuvième parce qu’il voulait mettre en place une méthode d’entraînement corporel pour les soldats. Donc c’est vraiment une pratique liée à l’armée, qui a même été reprise par les nazis. C’est assez lourd historiquement, mais j’aime bien cette ambiguïté-là et ce qu’elle provoque chez les gens. 

Le sport a une dimension très politique. Pour autant, on reste encore très réticents à aborder ces deux sujets.  

E.G : J’avais l’impression qu’en essayant d’être le plus spécifique possible, on allait pouvoir créer des échos avec toutes sortes d’enjeux politiques différents. J’ai l’impression que le sport et la politique ne sont des univers étanches que dans la bouche du Comité Olympique. La réalité a prouvé le contraire, et d’ailleurs, ce dont on se rappelle le plus, ce sont les gestes politiques, car cela fait partie de l’histoire du sport. 

Tu as souhaité t’entourer de spécialistes d’Euromaïdan pour ne pas souscrire à une vision universaliste. Pourquoi ?

E.G : Je suis un garçon blanc et cisgenre, donc la seule question que je peux me poser aujourd’hui, en faisant des films, c’est celle de la confrontation de mon regard avec tous les déterminismes sociaux qui vont avec. C’est la confrontation de mon expérience avec celle d’autres. C’est pour ça que j’ai voulu travailler avec Anastasia (ndlr : Anastasia Budiashkina, l’interprète d’Olga), parce que je savais qu’elle allait dire non à tout, qu’elle allait être en tel décalage par rapport à ce que c’est de faire un film, que ça allait demander une énorme responsabilité de notre part. ça a été un exercice permanent qui s’est fait pendant tout le tournage. Elle m’a appris ce qu’était la direction d’acteurs et d’actrices. Dès le départ du projet, c’était très important que je travaille avec des gens qui me permettraient de raconter cette histoire avec elles et eux, à commencer par Raphaëlle Desplechin. Quand on commençait l’écriture, ses filles étaient encore ados. Moi je sais pas ce que c’est d’être mère, et je n’avais pas du tout envie d’avoir la prétention de le savoir à sa place. C’était pareil pour les ukrainiens. Tamara Martsenyuk, qui est la responsable des études de genre d’une grande université de Kiev, a été très importante à ce niveau-là. Elle venait de chapeauter une étude collective sur les femmes à Maïdan. Sans ça, je n’aurais pas pu écrire le personnage de Sasha. 

A t’entendre, on dirait presque que la direction d’actrices et acteurs s’enracine dans le care.

E.G : Ça ne me paraîtrait pas honnête de revendiquer ça. La position donnée au réalisateur est une position de domination. Je l’assumais pour faire mon film, mais il y a une limite. La première fois que j’ai été intéressé par la direction d’acteurs avec des interprètes non-professionnels, j’ai lu Bresson. Et lui, c’était un immense dominateur (rires). J’ai l’impression que le trajet du film, c’était d’essayer de se mettre en position de déconstruction. Et en même temps, ce qui était génial, c’est que chaque interprète avait des besoins complètement différents. Pour Anastasia, la confiance était quelque chose à redéfinir en permanence. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle me fasse confiance, elle était braquée tout le temps, même si l’équipe était très encadrante. J’imagine que même ça devait être difficile pour elle, car elle n’a pas dû beaucoup vivre cette expérience de genre très tendre et cool. Ça devait la brasser un peu, quoi, la mettre dans une forme d’inconfort par rapport à son quotidien dans la gymnastique telle qu’elle le racontait. Mon travail avec elle, sur chaque scène, était de savoir très précisément quel espace lui accorder. Il fallait qu’elle soit en exploration totale. D’ailleurs quand on passait à l’ukrainien et au russe, dans le film, c’était de l’improvisation à partir du texte. 

Vous ne parliez pas la même langue. Or, il peut y avoir une domination par la langue.

E.G : Tout à fait. Par la parole, aussi, ça peut être terrible. Il y a quelques moments où j’oubliais qu’elle m’entendait, puisqu’elle ne comprenait pas ce que je disais, et en fait elle percevait très vite quand je n’étais pas content d’une prise. Et parfois, elle se trompait, je n’étais pas content de quelque chose à l’image ou au son… Et elle, ça la paniquait complètement. Il fallait donc conscientiser que la parole était importante, même sans la langue. Et puis, j’ai travaillé avec le cinéaste Artem Lurchenko tout le long du film. Il était présent à Maïdan alors qu’en même temps il faisait son Master à Lussas, et c’est avec lui que j’ai rencontré Anastasia, car j’avais besoin d’un interprète pour aller au centre olympique et qu’elle le connaissait bien. Il est d’une douceur et d’une patience absolue. Il a eu une place déterminante, et je lui laisse la partie care, il la mérite plus que moi ! (rires)

Après avoir accompli tout ce travail de recherche et de mise en scène, que retiens-tu d’Euromaïdan ?

E.G : On avait besoin de rester sur une ambiguïté. Sur la reconstruction de Kiev, le vrai renouveau politique. Même si ça s’est terminé après énormément de morts, la révolution a réussi, au sens où le président est parti. Mais en même temps, on ne pouvait pas mettre sous le tapis le fait que tout ça ait donné lieu à l’annexion de la Crimée par la Russie. Anastasia, quand elle en parlait, liait plus ça à la guerre qu’à l’évènement en lui-même et je n’avais ni la capacité ni l’envie d’appuyer là-dessus. Quand on a présenté le film à Odessa, un journaliste lui a demandé avec un peu de condescendance ce qu’elle avait appris en faisant le film en tant qu’interprète non-professionnel. Elle a répondu, très cash : « J’ai appris ce qu’était Euromaïdan » et j’ai trouvé ça très courageux de sa part, car ça met le doigt sur le problème, le fait que les jeunes n’y soient pas davantage sensibilisés ou éduqués. En parallèle, j’ai aussi eu des retours d’ukrainiennes de l’âge des personnages qui me disaient qu’elles, l’exil, elles l’avaient connu en étant trop petites au moment de la révolution. Ce que je retiens, aujourd’hui, pour être tout à fait sincère, c’est le fait que des spectatrices se réapproprient le film en le voyant et en formulant quelque chose qui est peut-être symptomatique de la jeunesse d’aujourd’hui : celui de se tenir tenu à l’écart du politique. 

Le film fait la part belle aux femmes militantes. Tu as choisi d’entourer Olga de deux personnages féminins forts et revendicatifs. 

E.G : Oui, et en même temps, en Suisse, Olga s’ouvre vraiment au contact d’une personne très différente, qui a perdu toute sa détermination. Une vraie confiance est accordée à quelqu’un qui n’est pas comme elle, et je pense que ça aurait rassuré tous nos consultants que ce soit une relation ambigüe, mais Raphaëlle et moi, on s’en moquait. Montrer de la tendresse, c’était déjà pas mal.

C’est vrai que le film ne comporte pas d’intrigue amoureuse

E.G : Je ne sais pas pourquoi on attend autant ça des histoires d’ados, c’est vraiment quelque chose qui est revenu pendant l’écriture… On a la vie devant soi quand on est adolescent, donc pourquoi devrait-on imposer des histoires d’amour qui deviennent souvent des histoires de couple hyper catégorisantes dans ces récits ? Et puis, j’aurais été très gêné de raconter ça à propos d’un personnage féminin, je me serais mis à une place que je n’avais pas du tout envie d’avoir. À une avant-première, un spectateur m’a dit : « c’est drôle parce que j’ai cru à un moment donné que sa relation avec le coach allait être un endroit de tensions et d’ambiguïté sexuelle ». Parce que des histoires sont sorties, qu’il y a eu Slalom, des films très importants qui racontaient ces histoires-là. Et en fait, j’ai bien aimé qu’il le mentionne parce que ça m’a fait penser que oui, le coach, au départ, il avait une grosse voix, une forte présence… J’aime bien l’idée qu’on ne sache pas s’il va y avoir une zone d’oppression. Mais Olga pose ses limites en premier. Sa négociation vis-à-vis des autres transforme la relation en quelque chose d’autre. 

Elle négocie également beaucoup avec sa mère, qui est prise entre son travail et les attentes qu’on projette sur son rôle de mère.

E.G : Je ne voulais pas en faire une mauvaise mère, ça aurait été horrible (rires). Ce qui se joue entre Olga et sa mère, c’est en effet une négociation permanente. Olga, par immaturité, reproche à sa mère de ne pas être assez présente, mais quand qui que ce soit d’autre dit de sa mère qu’elle est une mauvaise mère, elle pète un câble. Je trouvais intéressant de montrer sa mère comme une passionnée. Olga ne sort pas de nulle part. Et moi, les obsessionnels ça me touche.  

Chez Sorociné, on met en avant les femmes qui sont devant et derrière la caméra. Quelles sont celles qui t’ont le plus inspiré ?

E.G : Pour ne citer qu’elles, Lucie Baudinaud, la cheffe-opératrice, et Suzana Pedro, la cheffe monteuse. J’ai rencontré Suzana à dix-huit ans, quand j’étais en première année. J’ai appris autant à son contact qu’en étant à l’école. Tout ce qu’elle monte a une forme de poésie qui lui est propre ; je la reconnais dans chaque film sur lequel elle a travaillé, et je trouve ça très beau car ça illustre bien à quel point les films se font à plusieurs. Quant à Lucie, c’est pareil, on s’est aussi rencontrés à l’école car je lui ai proposé d’être la cheffe-opératrice de mon film de fin de diplôme et je savais que pour filmer la danse, son regard serait très intéressant. Ensemble, on travaille énormément sur comment la narration se fait par la lumière. Je sais que je travaillerais avec elle toute ma vie. 

Quels sont tes films de chevet ? 

E.G : Pour préparer un futur projet, j’ai beaucoup regardé No country for old men, que je trouve très fort en termes de narration et très ambigu sur cette espèce de figure masculine terrifiante. Il y aussi un film horrible qui s’appelle Sombre (rires), de Philippe Gandrieux. C’est une sorte d’adaptation du grand méchant loup, pas du tout parfaite mais elle touche à quelque chose de la violence que je trouve hyper fort, à un endroit qui mérite de continuer d’être travaillé quand on est un mec. Et c’est marrant parce que quand Jane Campion a fait sa série, il y a des scènes nocturnes qui y ressemblent étrangement, il y a une sorte de résonance. J’y reviens tous les ans. 

Peux-tu nous parler un peu de ce futur projet ? 

E. G : Je vais écrire un film qui se passe dans un contexte historique et géographique complètement différent. Ce sera un film d’époque avec beaucoup de jeunes garçons, une sorte de chasse à l’enfant inspirée d’un fait réel assez terrifiant. Je vais le co-écrire avec Victor Jestin, l’auteur de fiction qui a écrit La Chaleur. Autant je m’interrogeais beaucoup sur comment placer mon regard sur des personnages féminins et gymnastes, autant là, j’ai l’impression qu’il y a une vraie difficulté pour moi à savoir quel angle aborder en travaillant sur des hommes. Et ça me fait très envie, sans tomber dans des questions auxquelles on a déjà répondu. Comme c’est un fait historique, une piste pourrait être une sorte de représentation qui ne ment pas sur cette époque-là et la violence de la masculinité, mais qui en retour, n’arrête pas de la mettre en fragilité. 

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