ENTRETIEN AVEC GEORGIA OAKLEY - Blue Jean
Pour son premier long-métrage de fiction, Blue Jean, la réalisatrice britannique Georgia Oakley, fait le portrait complexe d’une professeure de sports dans l’Angleterre des années Thatcher. Elle met en lumière la Section 28 et son héritage traumatique pour les personnes queer l’ayant vécu. La Section 28 désigne l’ensemble des lois prohibant « la promotion de l’homosexualité » au Royaume-Uni de la fin des années 1980 au début des années 2000.
Sorociné : Quelle est la genèse du film ?
Georgia Oakley : Je travaillais avec ma productrice sur un autre projet de film, qu’on essayait de faire financer. Il y avait déjà un scénariste sur ce projet et je devais uniquement le réaliser. Ma productrice, Hélène (Siffre) m’a convaincu qu’il fallait que je l’écrive moi-même car elle savait que j’avais toute l’histoire en tête. C’était difficile pour moi de retranscrire mes envies concrètement et j’avais peur du processus d’écriture d’un long-métrage. Je ne voulais vraiment pas le faire mais elle m’a convaincu. Finalement ce projet n’a jamais vu le jour, mais grâce à cette assurance et cette confiance en moi que j’avais acquise par Hélène, on a commencé à discuter de ce qui allait être Blue Jean, avec le thème de l’homophobie internalisé comme point de départ.
Il se trouve qu’à ce moment-là au Royaume-Uni, il y avait une opportunité de financement initié par le BFI (British Film Institute) et BBC Films pour les primo scénaristes et réalisateurs pour des long métrages de fiction. Tout est allé très vite par la suite. Au moment où je me suis décidé à participer à cette soumission de projets, il ne me restait que deux semaines pour travailler à un rendu de cinq pages pour pitcher mon film, avec un développement de personnages et une note d’intention complète.
S : Pourquoi choisir ce point de départ historique si précis (mise en place de la section 28) ?
G.O : J’ai choisi cette période parce qu’avant que la loi passe, Margaret Thatcher avait été réélu en 1987, au poste de Première Ministre de Grande-Bretagne. Elle a utilisé le soutien de beaucoup d’associations de parents d’élèves, qui ne voulaient pas qu’on enseigne à leurs enfants qu’il y avait d’autres modèles familiaux possibles et viables, en dehors de la famille nucléaire hétérosexuelle. C’est ce soutien qui l’a aidé à se faire réélire. On était en plein dans une panique morale. La loi est effective en mai 1988 et mon film se déroule quelques mois avant en février 1988. La loi n’est pas encore en place mais elle suscite beaucoup de réactions, d’agitations et de manifestations à travers tout le pays, surtout de la part des militants et personnes qui s’opposent à son application. C’est une loi qui est restée en vigueur pendant quinze ans et qui a un lourd et douloureux héritage. C’était partout dans le pays. À la TV, à la radio, dans les journaux et surtout dans la conscience collective. Pour mon personnage de professeure, je trouvais que c’était le moment propice, car elle internalise tout et elle ne peut pas s’exprimer de peur de tout perdre. Je pouvais traiter de problèmes de santé mentale et de la paranoïa qu’a engendré cette période.
S : Comment imaginiez-vous le personnage de Jean ? Aviez-vous envie qu’elle soit une professeure ?
G.O : Dès le début, je voulais que Jean (Rosy McEwen) soit enseignante. Sa matière scolaire est venue après. Il y avait aussi à l’époque une confusion sur les personnes queer et leurs sexualités, qu’on a longtemps associé à tort à de la pédophilie. Les personnes queer étaient présentées comme des prédateurs sexuelles qui abusaient des enfants et des adolescents. C’était vraiment aberrant.
C’était donc intéressant d’avoir ce personnage de professeure de sports, de passer par ce métier qui relève de l’éducation et du développement des adolescents.
Il se trouve aussi que dans les années 1990, un universitaire a réalisé une étude auprès d’une vingtaine de professeures de sports lesbiennes à travers le Royaume-Uni. L’étude était anonyme comme la loi était encore en application mais il a réussi à obtenir des témoignages sur leurs quotidiens d’alors. Une fois que j’ai découvert cette étude, j’ai contacté cet universitaire et il m’a gentiment mis en contact avec des participantes. Notamment Sarah et Katherine, qui étaient heureuses de pouvoir partager leurs expériences avec mon équipe et moi. Avec lui, Sarah et Katherine et leurs recherches respectives, nous avons pu récupérer une trentaine de témoignages à travers la Grande-Bretagne. Après tout ce processus, il était impensable que Jean ne soit pas professeure de sports.
S: Jean nous apparaît au premier abord comme une femme plutôt moderne. Elle est divorcée, vit seule et elle est indépendante. Pourtant elle a du mal à vivre son identité. Comment avez-vous approché ce sujet ?
G.O : Elle est un peu la reine de son propre château, dans cet environnement scolaire parce qu’elle connaît sa place. C’est seulement à ce moment qu’elle comprend son identité, son corps et son rôle. C’est très performatif.
Évidemment en tant qu’enseignante, les élèves et les parents projettent une image sur elle. On avait besoin de ce côté calme et posé dans cet environnement mais aussi de son autre côté plus perdu dans son environnement personnel. Elle vit sur la brèche. Cet équilibre précaire vole en éclat quand cette nouvelle élève, Lois (Lucy Halliday) arrive et qu’elle lui renvoie un miroir troublant. Elle chamboule tout et montre à Jean qu’il est possible d’être soi-même à l’extérieur, dans le monde.
Cette dualité, on l’a également constatée chez les enseignantes qu’on a rencontrées lors de nos recherches pendant le développement du film. Il y avait vraiment ces deux morceaux d’elles dans la majorité des cas. Elles ont eu du mal à accéder à leurs propres identités.
Pour finir, je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, mais au Royaume-Uni la professeure de sports lesbienne, c’est un cliché établi (elle rit). Je ne voulais pas nourrir ou renforcer ce cliché mais je voulais montrer l’intériorité et la complexité de cette jeune femme.
S : Jean est un beau personnage complexe. Elle n’est pas un personnage « aimable » comme on l’attend généralement d’une protagoniste féminine. Est-ce que ça a posé des problèmes lors de l’écriture et du tournage du film?
G.O : Beaucoup de gens ont dit que le problème du film était que Jean n’était pas aimable. Heureusement, mes producteurs ont été géniaux et m’ont accompagnés jusqu'au bout. Ils n’étaient pas d’accord avec ce raisonnement, avec ce manque d’amabilité et ils n’ont pas trouvé que c’était un motif suffisant pour ne pas faire le film.
Jean se comporte de façon exaspérante. Même les enseignantes qui ont témoigné et ont lu le script ne l’aimaient pas. Elle a déclenché des réactions épidermiques chez elles. Surtout qu’elles voyaient Jean et sa personnalité comme un écho physique de leurs propres expériences. Pourtant sur cet aspect, ces femmes lui ressemblent beaucoup. Sarah et Katherine, nos deux enseignantes qui nous ont accompagnées sur tout le processus, ont également fait des projections publiques et des séances suivies de questions-réponses avec nous. Elles ont fini par prendre du recul sur Jean et ont réussi à mieux l’appréhender à travers les regards et les retours des spectateurs. Elles auraient voulu que Jean soit plus courageuse, mais en fait c’est elles qui auraient voulu être plus courageuse à ce moment de leurs vies.
J’avais envie de ce personnage queer, pas forcément à l’aise avec l’idée de brandir le drapeau arc-en-ciel, mais queer quand même. Je souhaitais cette personnalité revêche, solitaire et complexe. J’avais également besoin d’avoir des personnages comme Viv’ (Kerrie Hayes) et ses amies, pour montrer une autre facette de la communauté queer. Viv’ m’a permis d’approfondir l’intériorité de Jean. Je montre le quotidien de ce couple et leurs rapports à la famille. Là encore on a interrogé beaucoup de lesbiennes, pas que des professeures de sports, et la plupart n’avaient plus de contact avec leurs familles biologiques, seulement avec leurs familles choisies. Jean est en contact avec sa famille, mais elle emprunte constamment des chemins de traverse pour être parmi eux. Elle encaisse beaucoup de choses.
S : Vous couplez à Jean, le personnage de Viv’ , qui est assez merveilleux, dans sa façon d’équilibrer leur relation de couple. Comment est née Viv’?
G.O : La première version du script, ne comprenait pas le personnage Viv’ ou du moins pas la Viv’ qui avait ce type d’interactions avec Jean. C’est une fois de plus grâce aux récits de Sarah et Katherine, nos deux professeures consultantes, qu’on a pu avancer. Katherine avait plus ou moins vécu la situation que Jean vit avec son élève et Sarah avait vécu la destruction de sa relation amoureuse avec sa compagne à cause de sa propre homophobie internalisée. Sarah m’a beaucoup inspiré même dans les moments douloureux. Je me souviens clairement du moment où j’ai décidé de l’importance du personnage de Viv’. On était assises dans un café avec Sarah, un matin, très tôt et on parlait du coût émotionnel que nos personnages devaient payer. Elle qui jusqu’ici avait été calme, patiente et notre roc sur le projet, elle s’est effondrée. J’avais touché quelque chose de fort et Viv’ devait être là, à l’écran.
Je n’avais jamais vu de couple lesbien au cinéma où on pouvait s’imaginer le quotidien de cette relation. Je voulais aussi cette part « légère » de Jean au contact de Viv’ sans la romantiser. La rencontre, la naissance du désir et du sentiment amoureux avaient déjà été filmés à plusieurs reprises mais le quotidien sur le canapé en train de dîner devant la TV, jamais. C’est ma vie de tous les jours, alors je voulais la représenter.
S : On a beaucoup représenté les années 1980, ces dix dernières années. Votre film, son traitement et sa cinématographie s’éloignent de toutes tentatives de nostalgie. Était-ce quelque chose de voulu ? Quelles sont vos influences ?
G.O : Tous mes films favoris sont européens et français. On s’est compris tout de suite avec ma productrice Hélène (Siffre) et mon chef opérateur Victor (Seguin) qui sont tous deux français. On a un amour commun pour ce cinéma. Je n’avais pas de références particulières qui ont nourri mon film, juste une certaine façon de faire un certain cinéma français, plutôt d’auteur. Le cinéma britannique a une identité particulière et je ne voulais pas de cette identité, très dans la reconstitution et très identifiable. Je ne voulais pas de marqueurs temporels trop appuyés, même si on est sur une période courte balisée historiquement. Je voulais quelque chose d’intemporel surtout avec ce qui se passe ces dernières années.
S : Vous évoquez une panique morale dans ces années-là, pourtant on voit ces dernières années une recrudescence inquiétante du puritanisme et un retour au conservatisme en Europe comme aux États-Unis. Comment l’avez-vous vécu pendant le développement de Blue Jean ?
G.O : C’est désespérant ! Quand on a commencé à développer le film en 2018, je disais à mes producteurs que les sujets traités dans le film étaient toujours d'actualité. Ce qui est triste c’est qu’en cinq ans de développement, les choses ont empiré. Tout est encore une fois discuté dans les médias et par l’opinion publique. Je pense à la « Don’t Say Gay Bill » en Floride (La loi « House Bill 1557 », entre en vigueur le 1er juillet 2022. Il est désormais interdit d’enseigner des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre à l’école primaire. Le texte s’applique de la maternelle jusque chez les élèves de 8 ou 9 ans. C’est le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, qui a signé cette loi en mars 2022.), à des initiatives similaires en Grande-Bretagne, mais surtout au langage spécifique utilisé par les médias. C’est ce même langage diffamant qui est déjà présent à l’époque de Blue Jean qui est encore utilisé, aujourd’hui à l’égard des personnes transgenres et non-binaires au Royaume-Uni. Les gens qu’on essayait de convaincre il y a cinq ans pour faire ce film, pensaient que c’était juste un film historique, comme une sorte de capsule temporelle. C’est une des raisons pour laquelle je voulais faire un film assez intemporel sur la forme. Je voulais qu’on puisse faire des ponts plus évidents entre le passé et le présent. Je ne m’imaginais pas que tout ça prendrait de telles proportions aussi déprimantes en quelques années.
S : En tant que jeune réalisatrice, comment vous sentez-vous dans l’industrie du cinéma ?
G.O : Je suis heureuse d’être une femme queer dans l’industrie du cinéma. Ma place en tant que réalisatrice dans cet environnement est comme ma place de femme dans la société, ce sont deux chemins complexes. À ce sujet, j’ai une anecdote qui me vient de la réalisatrice Andrea Arnold (Fish Tank, American Honey...). Elle était révoltée que je lui pose la même question et elle ne comprenait pas pourquoi on devrait distinguer les femmes et les hommes cinéastes. J’étais surprise par sa réaction mais pas vraiment étonnée. C’est là que j’ai ressenti notre écart de génération. Je ne lui en tiens pas rigueur, ça a dû être tellement dur d’imposer son travail et d’exister en tant que réalisatrice à son époque.