RENCONTRE AVEC SOUHEILA YACOUB– « Je veux oser m’amuser, quitte à me tromper »
© GIFF 2024 - Mei Fa Tan
L’actrice a squatté tous les grands écrans en 2024, entre projets français (Planète B, Les Femmes au balcon) et américains (Dune). Née à Genève, où nous l’avons rencontrée en marge du festival du film international, la franco-suisse nous a parlé de sa vision du jeu et son goût du risque.
Vous êtes à l’affiche coup sur coup des Femmes au Balcon, une comédie noire féministe de Noémie Merlant, et Planète B, une science-fiction d’Aude-Léa Rapin. Deux films très différents, deux rôles qui n’ont rien à voir. Comment les choisissez-vous ?
En ce moment, je suis très attirée par ce qui est risqué et atypique. J’aime les films qui tentent des choses. Que ce soit bien ou non, réussi ou non, ce n’est pas grave. J’ai simplement envie, artistiquement, de proposer quelque chose de nouveau, d’aller vers du plus wild. Quand je vais au cinéma, j’aime découvrir des trucs. Ce qui joue aussi, c’est que comme je suis un peu dyslexique, je ne lis pas très bien les scénarios. Donc je sens tout de suite, dès les premières scènes, si je sens une ambiance, une énergie. Après bien sûr, il y a la rencontre avec le réalisateur et la réalisatrice. Mais Les femmes au balcon, dès que j’ai lu les premières scènes, j’étais pliée de rire avec ces personnages hauts en couleur et le code de jeu très théâtral, très burlesque. Et Planète B, déjà, le simple fait que ce soit un film de science-fiction français, c’est wild. J’ai été impressionnée qu’Aude-Léa Rapin ose aller sur ce terrain. Et j’ai adoré ce ping-pong entre deux mondes, une prison virtuelle et une île paradisiaque. C’est comme s’il y avait deux films dans un seul. Et puis je savais que Bertrand Bonello signait la musique et qu’Adèle Exarchopoulos avait déjà validé le rôle de Julia. Je fais confiance à Adèle, elle fait toujours de très bons choix de carrière.
Pour revenir aux Femmes au balcon, vous y incarnez Ruby, une cam-girl extravagante au look très affirmé, complètement libérée. Elle ne ressemble à aucun des personnages que vous aviez incarné jusqu’ici. Vous arrive-t-il de douter qu’un rôle soit pour vous ?
Je n’ai plus de problème de légitimité et pour Ruby, la question ne s’est jamais posée. D’autant que c’est un rôle que j’ai beaucoup écrit avec Noémie [Merlant]. Noémie avait écrit le rôle d’Élise pour elle. Elle a écrit celui de Nicole avec Sanda [Codreanu, qui l’incarne]. Et Ruby était peut-être le rôle un peu caricatural au départ. On l’a beaucoup retravaillé ensemble. Mais ce genre de personnage, avec ce grain de folie, c’est ce que je recherchais quand je suis arrivée à Paris pour prendre des cours de théâtre. Je voulais aller vers l’extraversion, l’exubérance. Cela ne veut pas dire que je m’identifie ni que je suis comme ça dans la vie mais j’ai embrassé ce rôle-là. En revanche, quand dans la série No Man’s Land je joue une combattante kurde du YPG, que je dois apprendre le kurde, j’ai peur de décevoir et de ne pas faire honneur aux gens qui pourraient s’identifier au personnage. Et avant cela, dans la série Les Sauvages, j’ai joué la fille algérienne du président de la République française, qui travaille dans le QG de son père. Là, je me demandais pourquoi on m’avait choisie, moi qui ne suis même pas française mais suisse, qui ai fait du sport à haut niveau jusqu’à mes 20 ans, qui ai donc arrêté l’école à 16 ans pour faire les Jeux olympiques. Mais je ne suis pas pour le casting sauvage, je ne suis pas pour être le rôle. J’aime jouer, c’est mon métier. J’aime travailler à fond pour être crédible.
Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’acting après cette première vie de gymnaste ?
Avec la gym, qui a été mon premier métier puisque j’étais professionnelle, on ne te laisse pas le choix de penser. J’en ai fait sans vraiment aimer particulièrement ça. On me l’a fait croire alors que j’avais des rêves de création. Dans le sport d’élite, il n’y a aucune création. Tu te tais et tu exécutes. Moi, j’aimais faire des chorégraphies, me déguiser, imaginer des scènes avec ma sœur à Noël, jouer dans ma chambre après la gym.
Souheila Yacoub dans Planète B © Les Films du bal/Wrong men
Comment avez-vous arrêté le sport ?
En 2012, j’ai déjà fait six ou sept championnats du monde, et les Jeux olympiques de Londres sont la dernière chose qui manquent à mon palmarès. Lorsque l’équipe est disqualifiée, je me dis que j’arrête tout. Très vite, je pars à Paris grâce à une bourse d’études suisse, je m’inscris aux Cours Florent et ça a été une évidence absolue. Pour la première fois, je me suis sentie libre. Là, c’était moi qui décidais.
Qu’avez-vous gardé de votre vie de sportive ?
La rigueur, la discipline et le travail d’équipe puisque j’ai toujours été en équipe en gymnastique. Le groupe, j’adore. Les monologues, ça m’ennuie. J’aime le ping-pong, la cohésion… c’est pour ça aussi que, bien qu’on attende beaucoup, j’adore les tournages. Je trouve ça extraordinaire : si on enlève une maquilleuse ou un machino, il n’y a pas de film. Et puis quand j’ai commencé le théâtre, la gym m’a aidée pour la tenue du corps. Je sais comment je peux changer de personnage et passer d’une Shishakli très terrienne dans Dune 2 à Jasmine Chaouch [son personnage de communicante dans Les Sauvages, ndlr], qui a une posture très différente, ou Ruby, personnage que j’imagine bouger plus comme un serpent.
On a l’impression que cette année 2024 est un tournant pour vous, entre vos rôles dans le cinéma français et à l’international, puisque vous étiez à l’affiche du deuxième volet de Dune, de Denis Villeneuve. Est-ce que vous le vivez comme ça ?
C’est surtout le regard des autres qui change. Je n’ai pas eu de premier rôle qui m’a révélée à la Adèle [Exarchopoulos, avec La Vie d’Adèle]. J’ai enchaîné les projets qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres. La chance que j’ai eue, c’est que j’ai toujours travaillé. Et puis l’avantage de ne pas faire un gros film qui nous révèle, c’est que vous n’êtes pas identifiée à un rôle en particulier. Après, cela peut être difficile de changer de registre. Alors que moi, personne ne m’identifie. J’ai été prise pour Les Femmes au Balcon et Planète B avant Dune, donc je savais que ces films pouvaient me porter encore ailleurs. Et puis là, Dune arrive, en plus on m’offre le rôle, je ne passe pas de casting, ce que je ne comprends toujours pas… Désormais, j’ai presque plus de projets américains que français. Alors que je veux tourner en France mais je n’ai pas de scénario. Ceci étant dit, je reste un peu l’actrice qu’on n’arrive pas à catégoriser.
Est-ce une si mauvaise chose ?
Je trouve ça génial car je peux faire plein de choses différentes. Je n’ai pas envie d’être cantonnée à un rôle, et je sais que c’est dur aujourd’hui de varier. Il y a des acteurs que j’adore mais qu’on reconnaît dans tous leurs films. Finalement, j’aime que les gens me reconnaissent très peu. Au début, je ne me rendais pas compte de la puissance que c’est. Un directeur de casting m’avait dit, avant que cela marche bien pour moi : « je sais pas où te mettre. » Cela m’avait fait du mal. Et en fait aujourd’hui, cela veut dire que potentiellement, tu peux me mettre partout.
Vous avez beaucoup joué en français évidemment mais dans Planète B, vous parlez anglais et arabe, dans Dune vous avez employé un langage qui n’existe pas… Quel est votre rapport à la langue ? L’emploi d’une langue plutôt qu’une autre change-t-elle le jeu ?
J’adore qu’on me propose un rôle dans une autre langue que le français. Rien que pour le défi, cela m’intéresse. La ville de Genève est très cosmopolite, j’ai toujours baigné dans les langues. Jouer dans une autre langue est presque plus facile. Dans Planète B par exemple, c’est plus facile pour moi d’entrer dans le genre de la science-fiction via l’anglais que si j’avais parlé en français. Et puis le français reste très monotone. L’anglais, même dans le rythme, dans la voix, c’est plus vivant et dynamique.
Souheila Yacoub dans Les Femmes au Balcon © NORD-OUEST FILMS - FRANCE 2 CINÉMA
Y a-t-il encore des rôles ou des genres que vous attendez d’investir ?
Plein ! Je vais déjà réaliser un premier rêve en jouant un film historique qui se passe à l’époque victorienne. Un autre désir, ce serait de travailler avec Phoebe Waller-Bridge. Ce que j’aime, ce sont les bons dialogues et c’est rare aujourd’hui. Je lis tellement de choses très premier degré, où chaque dialogue explique la scène… je recherche autre chose, des dialogues absurdes qui tournent en rond, comme dans la vie. Quentin Dupieux fait ça aussi un peu. J’ai envie d’aller aussi vers la comédie.
Êtes-vous du genre à mettre votre grain de sel dans les dialogues, les scènes ?
Je me l’autorise de plus en plus. Même dans Dune, j’ai balancé deux phrases en anglais qui n’étaient pas tout à fait ce qui était écrit. J'ai beaucoup appris de Pio Marmaï et François Civil sur le tournage d’En Corps, de Cédric Klapisch. J’étais stressée car je n’avais tourné que dans des films d’auteur, c’était mon premier film populaire. Eux ont cette capacité à s’approprier complètement leurs scènes. Moi, j’avais toujours peur de le faire. Il y a plein de fois, dans les films que j’ai faits avant, où je me dis que cela sonne faux alors que j’avais autre chose au fond de moi, que je n’ai pas osé sortir. Sur le tournage de Dune, Javier Bardem m’a aussi donné de très bons conseils. Lui fait chaque prise différemment, il te surprend tout le temps. J’avais l’impression d’être au conservatoire en le regardant travailler, c’était fascinant. Et il a cette expression, «wrong but strong», qui signifie que « c’est faux mais c’est fort ». Au pire, la prise est nulle, mais on va au bout de sa proposition, on continue de créer et on ne se repose pas. On revient à ce que je disais au début : je veux oser m’amuser, quitte à me tromper.
Est-ce que cela ouvre la voie à faire autre chose que l’actrice au cinéma ?
Oui. Au début, je pensais qu’être actrice me suffirait car j’adore ça. Mais plus j’avance, plus je vois comment se crée un film, plus mon avis s’affûte. Et je suis en train d’écrire mon premier court-métrage. Avoir mon point de vue, oser le raconter, c’est une jouissance.
Propos recueillis par Margaux Baralon