JOUER AVEC LE FEU - Delphine et Muriel Coulin
Copyright © Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema
La tache brune
Adapté d’un roman paru en 2020, le quatrième film des sœurs Coulin dissèque les dynamiques d’une famille monoparentale dans laquelle l’un des enfants glisse vers l’idéologie identitaire d’extrême droite. Magnifiquement interprété par trois acteurs au sommet, le long-métrage, présenté au festival du film international de Genève, tape juste et très fort.
L’une des pièces centrales du film Jouer avec le feu est la cuisine de la maison familiale. C’est l’endroit où, au début, Pierre croise ses deux fils, Félix (surnommé « Fus ») et Louis, pour le petit déjeuner. Lui, cheminot, quinquagénaire, rentre de son travail : il a réparé des caténaires toute la nuit sur les rails de sa Lorraine natale. Eux, jeunes et fringants, se préparent selon les jours à partir pour leur tournoi de foot – Fus a du talent, ou en cours – et là, Fus en a nettement moins. C’est l’endroit où, au début, on rit en se servant des céréales, on prend soin de l’autre en préparant son café, on discute sans mesurer l’importance de ce lien pris pour acquis. C’est l’endroit où, à mesure que le film avance, les mots se font de plus en plus rares. On remplit son bol en silence, le lien désormais distendu. C’est l’endroit qui finira plongé dans la pénombre une fois que la famille aura sombré.
Car ce que raconte ce long-métrage, réalisé par Delphine et Muriel Coulin, c’est l’histoire d’un glissement. Celui de Fus, ce fils de militant socialiste depuis toujours, ce prodige du ballon rond, ce frère attentionné, dans les bras de militants identitaires d’extrême droite. Celui, dans son sillage, de son père désespéré, giflé par l’incompréhension. Comment accepter que la chair de sa chair s’affiche sur les réseaux sociaux avec des skinheads ouvertement racistes ? Que celui qu’on a soigné, nourri, accompagné à tous les matches du week-end malgré la fatigue, embrasse des idées à des années-lumière des siennes ?
Copyright © Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema
La subtilité de Jouer avec le feu tient d’abord dans sa dépiction extrêmement nuancée des relations filiales. Il y a chez Pierre (Vincent Lindon, couronné d’un prix d’interprétation mérité à la Mostra de Venise) de la colère et de l’inquiétude, certes, mais aussi parfois une forme de capitulation comme seuls les parents peuvent capituler, sous le coup de l’amour et de la peur du rejet. Les provocations adolescentes de Fus (Benjamin Voisin, impressionnant), elles, ne sont jamais surjouées, et le petit facho en herbe est aussi un grand frère solide et un fils aimant. Entre les deux, Louis (excellent Stefan Crepon, vu notamment dans la série Le Bureau des légendes) oscille d’une loyauté à l’autre, présence discrète mais indispensable. Utilisant souvent une très petite profondeur de champ qui leur permet de jouer sur les flous, les cinéastes recréent visuellement ces liens élastiques entre le géniteur et sa progéniture, tantôt si proches, tantôt dans deux univers qui ne communiquent plus.
Un grand film sur la honte
L’autre tour de force du film de Muriel et Delphine Coulin, c’est qu’il parvient à parler autant de ce qu’il montre que de ce qu’il laisse hors champ, à commencer par le poids de la masculinité dans l’extrémisme des idées. Jouer avec le feu brille en effet par l’absence totale de figure féminine, choix évidemment conscient : Fus et Louis ont perdu leur mère et le premier, des vestiaires de foot aux combats clandestins de MMA, ne sociabilise avec aucune fille. La réflexion sur le sport, source de communion joyeuse – supporter le FC Metz devient bientôt le seul sujet sur lequel toute la famille tombe d’accord – et terreau de violence, est d’ailleurs très pertinente.
Le glissement de Fus résulte d’ailleurs plus ici d’une quête d’appartenance au groupe et d’une absence de perspective que d’une véritable réflexion idéologique. Sans édulcorer ni ses discours ni sa violence, Delphine et Muriel Coulin montrent que l’extrême droite a réussi à devenir une alternative désirable en investissant les manques les plus simples des êtres : manque d’horizon, d’aventures, de liens et aussi, peut-être même surtout, de motifs de fierté. C’est parce qu’il voit son futur se rétrécir à sa banlieue pavillonnaire, parce qu’il constate le gouffre grandissant entre lui et son frère prêt à partir étudier à Paris, parce qu’il se sent humilié en permanence de ne pas être considéré intellectuellement, que Fus persiste. Dans un jeu de miroir fascinant, qui culmine lors d’un monologue final très réussi, Jouer avec le feu montre comment cette humiliation fait tache d’huile et devient celle d’un père dépassé. Le long-métrage se révèle alors pleinement pour ce qu’il est : un grand film sur la honte, sentiment brûlant qui rend taiseux, haineux, qui essore les hommes et les laisse seuls.
MARGAUX BARALON
Jouer avec le feu
Réalisé par Delphine et Muriel Coulin
Avec Vincent Lindon, Benjamin Voisin, Stefan Crepon
France, Belgique, 2024
Pierre élève seul ses deux fils. Louis, le cadet, réussit ses études et avance facilement dans la vie. Fus, l’aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d’extrême-droite, à l’opposé des valeurs de son père. Pierre assiste impuissant à l’emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l’amour cède place à l’incompréhension…
En salles le 22 janvier 2025