Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC HÉLÈNE MILANO – « En documentaire, le temps est mon meilleur ami »

Copyright TS Productions

Avec Château Rouge, présenté dans la sélection Acid, Hélène Milano a offert au Festival de Cannes 2024 l’un de ses plus beaux films. La documentariste y suit, le temps d’une année, des élèves du collège Georges-Clemenceau, dans le quartier défavorisé de la Goutte-d’Or, au nord de Paris. En classe de troisième, ces ados (et l’équipe pédagogique qui les accompagne) se retrouvent confrontés au choix de leur orientation et à des questions existentielles. Touchant, délicat, parcouru de moments de grâce, Château Rouge est aussi très politique. Hélène Milano nous explique comment, par son travail, elle tente d’approcher la jeunesse au plus près pour en disséquer, toujours avec bienveillance, toute la complexité.

Depuis votre tout premier court-métrage, Comme ça, j’entends la mer (2002), vous vous intéressez à des adolescents. Qu’est-ce qui vous fascine chez eux ?

C’est difficile de savoir ce qui construit un chemin. Dès que j’ai commencé à tourner, la question des normes, de l’éveil et de l’adolescence face à ces normes, est apparue en filigrane. On n’a pas une mais plusieurs jeunesses et ce qui me touche, c’est que la vision du monde de ces adolescents, ce qu’ils vivent, ne me paraît ni très visible ni vraiment entendu. C’est cela qui fait que j’ai envie de mettre en lumière cette jeunesse-là. Elle est multiple, complexe, mais j’ai un véritable attachement au trajet des jeunes gens. Comment construit-on son émancipation à partir de ce qui nous est proposé par la société, la famille, le contexte politique dans lequel on évolue ?

Dans Château Rouge, vous installez votre caméra dans le collège d’un quartier défavorisé. Déjà dans Les Roses noires et Les Charbons ardents, deux autres documentaires sortis en 2012 et 2019, vous filmiez des jeunes issus de classes populaires. Pourquoi ?

Je viens du théâtre [elle a écrit, mis en scène et joué de nombreux textes, ndlr] et j’ai toujours été très liée, dans mon travail et les rencontres qui s’ensuivent, à un quartier populaire de Marseille. Cela me touche que les jeunes qui en viennent ne se sentent ni vus, ni entendus. En réalité, je ne trouve pas cela acceptable. Je me sens profondément attachée à cette envie de rendre visible cette jeunesse.

Chacun de vos films a un angle différent : la masculinité, l’orientation professionnelle, etc. Est-ce que vous déterminez le fil rouge avant de tourner, ou est-ce qu’il se dégage plus tard ?

Ce que je fais est toujours assez construit. Par exemple, quand j’ai préparé Les Roses noires, je savais que l’architecture du film tournerait autour de la langue : que ce soit la langue de l’amour, la langue maternelle quand ce n’est pas le français, ou la rumeur, qui est une autre forme de langue, occulte et cachée. Mais je garde toujours la place pour des questions qui permettent de révéler toute la complexité des gens que je filme. Avec Les Charbons ardents, le point d’entrée était le lycée professionnel. J’avais été frappée, lors d’une résidence d’artistes en Bretagne au sein d’un établissement de ce type, par la maturité de ces jeunes. Pour la plupart, ils ont déjà un pied dans le monde du travail. J’ai donc commencé par la question du travail avant d’interroger la construction du masculin. Je veux aller du plus sociétal au plus intime, parce que les deux sont pour moi toujours reliés. Même chose dans Château Rouge. Il y a une communauté d’adultes qui accompagne des jeunes gens en train de se construire. J’imbrique donc le sociétal, qui nous contraint, reproduit des déterminismes sociaux, et ses résonances dans l’intimité. 

On retrouve dans Château Rouge le motif du portrait : vous dressez celui des élèves que vous suivez, qui apparaissent souvent longuement face caméra, parfois même en silence. Et eux doivent aussi, dans un exercice pour le brevet, commenter des portraits…

Je suis fascinée par la puissance que je peux trouver chez un être quand je le regarde. On a à la fois accès à un paysage, des émotions, mais on ne sait jamais tout. Ce mystère-là, je le trouve très important. Parce qu’à partir du moment où vous pensez que vous savez tout de l’autre, cela devient dangereux. Via le portrait, je voulais donner toute sa place au mystère.

Comment avez-vous choisi le collège Georges-Clemenceau pour tourner Château Rouge et, en son sein, comment avez-vous choisi celles et ceux qui allaient devenir vos personnages ?

Pour l’établissement, c’est mon mari, Yves Tagawa, qui m’a présenté la principale. Lui-même avait occupé ce poste auparavant. Pour les participantes et participants au documentaire, en réalité, et cela vaut pour tous mes films, je ne choisis pas vraiment. J’ai rencontré d’abord des adultes pour avoir un échange sur leurs métiers. Ensuite j’ai fait des entretiens avec ceux qui avaient envie. Et pour les élèves des quatre classes de troisième du collège, j’ai ritualisé un moment chaque semaine. Celles et ceux qui voulaient venir venaient. Et cela a formé un chœur de gamins. On a partagé des textes, des impros… Je ne voulais pas être en observation mais faire avec eux. Donc je ne choisis pas, ou plutôt je les choisis autant qu’eux choisissent mon projet.

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Comment parvenez-vous à les approcher d’aussi près dans des moments délicats, comme une convocation d’un élève turbulent avec sa mère, ou le rappel à l’ordre d’un autre jeune qui se comporte très mal ?

Je dis toujours qu’en documentaire, le temps est mon meilleur ami. La confiance se construit. Pour qu’une rencontre advienne, il faut que les jeunes voient qui vous êtes, si vous faites ce que vous dites et que vous dites ce que vous faites. Concernant la présence de la caméra, il faut bien savoir qu’on ne tourne pas tout d’un coup. J’aime bien qu’il n’y ait pas de pression avec ça, qu’elle vienne doucement. La caméra est très visible, jamais cachée, mais on va filmer une journée puis laisser à chacun le temps de se positionner, de dire oui, de dire non. Chacun peut se retirer du projet ou dire stop s’il est mal à l’aise sur une séquence. Et finalement, je trouve que très souvent, un jeu se met en place. Parfois, ce sont eux qui me guident dans le regard, dans leur façon d’être toujours là quand la caméra se met à tourner. Ils s’en emparent et j’essaie d’être attentive à cela.



Le film est construit autour de séquences filmées dans la vie quotidienne au collège mais aussi d’interviews face caméra. Pourquoi avoir choisi d’en intégrer et comment se sont-elles déroulées ?

Au départ, ce n’était pas prévu. Mais j’ai finalement senti que c’était nécessaire. En tant que sujets, ces jeunes ont quelque chose à dire sur ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent, sur le monde. Cela aurait manqué au film de ne pas avoir cet espace-là. Il y a bien une vie invisible aux adultes et il fallait se rendre compte qu’on ne pouvait pas tout comprendre. Je posais des questions, on abordait plein de choses en se laissant du temps. Je trouve très beau de voir une pensée en train de se construire. Une pensée en appelle une autre et j’essaie d’être à l’écoute de cela.

Il y a aussi une séquence, peut-être la plus belle du film, où deux jeunes garçons se mettent à danser face à la caméra…

Cela s’est produit pendant notre rendez-vous du mardi. J’aimais bien leur proposer des improvisations avec de la musique. Dans cette proposition-là, il y avait quelque chose de l’ordre de la chrysalide, de l’adolescence qui se déploie. Ce genre de moments se construit : on avait déjà fait des exercices en apportant une musique, en essayant d’exprimer une intériorité… En revanche, et les jeunes sont merveilleux pour ça, lorsque cela se produit, cela n’arrive qu’une seule fois. Mon travail, c’est de faire en sorte que cela puisse arriver.

Prendre son temps, c’est aussi souvent se retrouver avec des heures de rushs. Le montage est-il une épreuve pour vous ?

Pas du tout, j’ai beaucoup de plaisir à faire ça, d’autant que j’ai travaillé avec une super monteuse que j’aime beaucoup, Cécile Dubois. En revanche, j’ai un long moment de préparation avant le premier jour de montage. Il faut que je connaisse très bien ma matière, que je l’aie répertoriée, que j’y repense. J’écoute beaucoup ce que je ressens. On avait 120 heures de rushs et au montage, on va plutôt doucement, en enlevant ce qui est en trop et en laissant émerger les forces. J’assume le fait que tout est très construit. Il y a la construction dramaturgique d’abord, mais aussi celle de l’émotion. 

Château Rouge est présenté à un moment où on parle beaucoup des jeunes et de l’Éducation nationale dans le débat public, souvent à travers le prisme de l’autorité. Avez-vous la sensation que votre film pourrait être une réponse à ce discours ambiant ?

Cela fait longtemps qu’un mouvement stigmatise la jeunesse de façon caricaturale, voire obsessionnelle. On catégorise automatiquement les jeunes. Et cela ne me convient pas. Pour moi, il s’agissait de montrer à la fois l’engagement de certains personnels éducatifs, qui déploient énormément de talent dans leur métier, et de faire émerger des questions sur un système qui reproduit des déterminismes. Demander à quelqu’un de 14-15 ans ce qu’il va faire et qui il veut être, est-ce que cela a du sens ? J’espère que ce film encouragera à arrêter de caricaturer les choses. On voit aussi que ces élèves intègrent les déterminismes, qu’il y a de l’auto-censure et que le champ des possibles se réduit… Pour moi, on devrait se questionner en voyant par exemple un jeune homme qui a tellement envie [de devenir journaliste] mais est empêché ne serait-ce que d’imaginer que c’est possible. Le film raconte aussi la grande fragilité de la confiance en soi. 

Les jeunes ont-ils vu le documentaire ?

Pas encore, mais on va organiser une projection « cocon », sans public. Parce qu’il faut accepter de se voir et s’approprier le film. C’est un nouveau chemin qui commence aussi avec eux et je suis très investie. Quand on fait des films avec des jeunes gens, on a aussi une responsabilité. Il y a un partage artistique, ils sont hyper généreux. Et ce n’est pas si simple d’accepter d’être dans la sincérité. Donc je les accompagne, de vrais liens se tissent. D’ailleurs, je revois encore aujourd’hui certaines jeunes filles rencontrées pour Les Roses noires

Propos recueillis par Margaux BARALON

Château rouge

De Hélène Milano

France, 2024

Quartier de la Goutte d'Or à Paris, métro Château Rouge, collège Georges Clémenceau. Chargés de leur insouciance et de leurs blessures, les adolescents  doivent grandir. Ils construisent leurs personnalités, se perdent, se cherchent. Les adultes tentent de les guider malgré la violence du système. 

En salles prochainement.

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