LA BÊTE - Bertrand Bonello
Sauve qui peut (l’amour)
Dans La Bête, Bertrand Bonello théorise deux des plus grands thèmes de l’humanité – l’amour et la peur – tout en retranscrivant à merveille le charnel, l’émotionnel, et même le primitif.
Les émotions méritent-elles d’être vécues, aussi douloureuses soient-elles ? C’est le choix délicat auquel est confrontée Gabrielle dans une société futuriste et fictionnelle aux allures totalitaires inquiétantes. Un dilemme pas si cornélien pour son auteur, qui y répond à travers le voyage de son héroïne dans des vies antérieures. Bertrand Bonello nous parle ainsi de ce que l’être humain sait faire de plus grand : avoir le courage de renoncer à la peur et la force de choisir la vie. Se jeter dans le vide : tout entier et sans concessions. Et qui aimera, vivra.
C’est par le prisme de la peur que Bertrand Bonello nous parle d’amour – un propos assumé sans être manichéen – tant la mise en scène met brillamment en images la tension invisible et latente qui constitue le sentiment d’angoisse. Le rythme du film épouse alors le sentiment d’effroi qui poursuit Gabrielle à coups de suspense insoutenable, ou par un lot de superstitions, telle la présence récurrente d’un pigeon annonçant la fatalité. Le procédé le plus effrayant du film reste l’utilisation d’un fond vert de cinéma qui s’impose comme une métaphore de l’expérience d’incarnation du personnage, mettant en lumière les blessures de son âme. Il s’agit donc plus d’un film sur la peur du danger que sur le danger lui-même ; et c’est finalement cet élément qui différencie La Bête du classique film d’horreur où les spectateur·ices assistent – impuissant·e·s – à l’ombre d’un couteau qui va bientôt trouver la peau de sa victime, laquelle ne se doute de rien. Ici, Léa Seydoux le sait. Elle est la spectatrice, l’actrice et même la réalisatrice de sa propre fin, puisqu’elle ne sait dompter sa bête à elle : la peur d’aimer.
Si Bertrand Bonello sait filmer la peur, il sait aussi filmer l'amour, et c’est ce qui le rend capable de porter ce sujet aussi dense qu’ambitieux. Plus fort encore, le réalisateur impose ces deux thèmes a priori contradictoires comme étant les deux faces d’une même pièce – la vie – et nous en propose une partition riche et complexe. C’est tout particulièrement la séduction entre Gabrielle et Louis qui exprime ce tiraillement entre pulsion de mort et pulsion de vie. Elle est la preuve tangible de la sensualité des personnages, mais métaphorise aussi l’attraction morbide du personnage pour ses peurs. Finalement Léa Seydoux constitue, à elle seule, les tensions du sujet. Le regard observateur et la bouche pincée, elle est une actrice qui incarne la contrariété. Elle est la cérébrale, la méfiante, l’intelligence critique, et pour autant, un seul sourire de sa part paraît tout apaiser. Son incarnation permet alors au réalisateur d’éviter l’écueil d’un film théorique indigeste, et ancre ses idées dans la chair de ses personnages comme des spectateur·ices.
Bonello fait basculer son film dans une dimension supérieure par le cri qui clôt le long métrage. Il est violemment jeté par Léa Seydoux lorsqu’elle réalise que son grand amour a fait le choix d’effacer leur histoire de son ADN. Ce cri, ardu et ardent, munchien, presque sublime tant il rend justice à la douleur, nous parle de l’impossible et de l'irréversible ; de ce qui a été mais qui ne sera plus jamais ; de ce qui est mort et de ce qui est déjà trop tard. Ce cri, insupportable, qui laisse béat et qui rompt avec l’espoir, poursuit le discours nuancé du réalisateur, car dans toute cette détresse, il nous fait ressentir que la vie est à saisir avant qu’elle ne nous échappe, et que l’impuissance des êtres est aussi cruelle que nécessaire pour aimer la vie.
VICTORIA FABY