LA MÈRE DE TOUS LES MENSONGES - Asmae El Moudir
Baume au coeur
A la manière d’une fable, Asmae El Moudir met en scène son histoire personnelle, et développe la porosité entre l’intime et le politique, l’individuel et le collectif, la mémoire et l’Histoire. Sublime et courageux.
A la croisée de deux mondes qui s’opposent, se joue l’urgence de parler. Rien de hasardeux à ce que le documentaire soit au goût du jour tant on sent toute une génération de femmes, de Mona Achache à Kaouther Ben Hania, qui sont prêtes à se raconter ; à se battre pour dessiner l’aube d’un monde rêvé. Sans surprise, La Mère de tous les mensonges fait partie de ce monde qui s’engage à réparer. Récompensé par le prix de la mise en scène du palmarès Un certain regard l’an dernier, le film surprend dès la lecture du synopsis. La cinéaste marocaine rejoue son histoire familiale, poupées et maquette de son village d’enfance en main ; à partir d’une photo fallacieuse que sa mère lui avait donné étant enfant. Et comme un mensonge ne vient jamais seul, elle s’aventure dans son enfance comme dans un texte à trous, et résout les lacunes de son passé à travers la reconstitution d’un événement historique ayant marqué le peuple marocain : les émeutes de Casablanca de 1981, pendant les années de plomb marocaines.
En plus de proposer un nouveau langage cinématographique, quelque part entre les arts plastiques, le film documentaire et certains codes du film d’animation, s’armer de poupées est un geste fort. C’est fort car la poupée représente autant la marionnette privée d’individualité, que la liberté créatrice du jeu. C’est autant le soin apporté à un si petit objet, que le caractère dérisoire de son existence. La réalisatrice se livre alors à une quête du libre arbitre qui s’appuie sur la conviction selon laquelle, en partant du récit peut renaître l’espoir.
Cette libération de la parole n’est pas sans résistances, à commencer par celle de sa grand-mère, une matriarche marquée par la souffrance. Elle tente à plusieurs reprises de confisquer le récit en cours, jusqu’à se révolter de la laideur de sa poupée. Un artiste professionnel vient alors croquer les traits de la vieille femme sur une grande plaque en verre, laissant apparaître en arrière-plan, son air suffisant. Cette superposition des plans constitue peut être le détail le plus significatif du film d’Asmae El Moudir : elle apparaît comme une métaphore du trait de visage qui rejoint la lignée familiale, et s’impose donc comme une allégorie de la filiation.
Cette idée est à nouveau mise en scène lorsqu'un homme raconte son enlèvement par le gouvernement, accusé d’avoir participé à la grève du pain de 1981. Ces révoltes populaires étaient liées à l’augmentation du prix des matières premières, et la répression gouvernementale - tirant à bout portant sur les manifestants - fut très meurtrière. L’enfer commence lorsqu’il est jeté dans une prison pleine de cadavres, et la gestuelle de l’acteur, à quatre pattes de douleur, nous replonge dans le souvenir intact et gelé du traumatisme. Le plus fort de la mise en scène reste encore à venir : alors qu’on croit le conteur seul dans la pièce, face à son plus grand désespoir, une lumière balaye le fond de la pièce, et révèle la présence de sa famille derrière lui. En une seconde, Asmae El Moudir est capable de représenter les mécanismes de l’inconscient collectif. En une image, elle nous montre que les blessures des uns font les blessures des autres. Au-delà du génie artistique, et au-delà de tout ce qui compte finalement si peu, la réalisatrice nous parle d’une leçon essentielle : la parole d’une personne peut libérer tout un peuple.
Cette réflexion sur l’enjeu du lien convoque naturellement la responsabilité politique de la cinéaste, représentée par des allers retours entre personnes et poupées, entre décor et architecture, entre documentaire et mise en abyme. C’est le dernier plan du film qui en reste la plus belle illustration ; un long dézoom partant d’Asmae fixant la caméra et jouant avec ses poupées, jusqu’à ouvrir le plan : aux bâtiments voisins, au quartier, à la Ville, et à l’Histoire.
VICTORIA FABY