LA VIE SELON ANN - Joanna Arnow
Puissance passive
Présenté à la Quinzaine des cinéastes l’année dernière, La Vie selon Ann de Joanna Arnow se distingue par son humour idiosyncratique qui insuffle un vent nouveau à la comédie indépendante américaine actuelle dominée par des incels intellos.
Aujourd'hui, les représentations de jeunes femmes actives et indépendantes issues des métropoles sont systématiquement associées à la figure de la girlboss, à l'idée d'empowerment, dont les exemples les plus caractéristiques, quoique superficiels, se trouvent dans les productions télévisuelles, qu'il s'agisse de comédies ou de drames. Promue également par les réseaux sociaux, l'image de la femme toute-puissante, multitâche et carriériste est devenue une commodité – un symbole creux du féminisme post-capitaliste. Dès son premier long-métrage documentaire i hate myself :), l'artiste brooklynoise Joanna Arnow cherche à délivrer l'antithèse cinématographique de la girlboss, à travers une exploration conceptuelle et performative du sentiment de l'humiliation.
Dans i hate myself :), Arnow avait documenté sa relation toxique avec le poète James Kepple, qui, en plus de prendre plaisir à proférer des blagues racistes ou sexistes devant son audience en guise de provocation, adoptait une attitude rude, indifférente, voire moqueuse à l'égard d'Arnow. Au cours du film, on voyait souvent Arnow en train de se filmer, et de filmer ses discussions ainsi que ses rapports sexuels avec James. Avec pour point culminant une rupture tant attendue, la fin nous montrait les parents d'Arnow, puis James regardant le film qui allait devenir i hate myself :). En orchestrant sa propre humiliation et en la transformant en une performance filmique, aussi perturbantes que soient ses méthodes, Arnow faisait preuve d'un contrôle et d'une autorité envers sa propre condition d'être.
Au regard du sentiment d'humiliation et de l'état de passivité, La Vie selon Ann suit une veine semblable. Ann est une femme trentenaire qui n'a connu que des relations occasionnelles de type BDSM, où elle joue le rôle de la soumise. Son partenaire à plus long terme est Allen, dont le désintérêt total à son égard suffit pour l'exciter : « J'aime le fait que tu t'en fiches si je prends mon pied ou pas, comme si je n'existais pas », dit Ann dans la scène d'ouverture, au milieu de ses vains efforts pour se masturber. La vie sexuelle et amoureuse d'Ann est loin de ce à quoi on pourrait s'attendre d'une adepte du BDSM ; bien au contraire, elle est caractérisée par la routine, la banalité, voire l'ennui – des sensations que la scène où Ann, toute nue, court vers le mur, revient et suce le téton d'Allen de manière répétitive résume parfaitement. Non seulement avec Allen, mais aussi avec d'autres partenaires, on voit toujours Ann en action, mais jamais avant ou après, c'est-à-dire que ni le désir qui est à l'origine de ses fantasmes, ni la satisfaction ou la déception qui pourraient en découler ne sont montrés. Est-elle vraiment déçue ou s'agit-il d'une déception préméditée pour pouvoir sentir de la jouissance ? Les frontières entre la réalité et le jeu de rôle restent très ambiguës – aussi bien pour l'audience que pour Ann elle-même.
Le titre original du film, qui se traduit littéralement par « le sentiment que le temps de faire quelque chose est déjà passé », ne devrait pas être choisi au hasard, car le décalage entre les attentes et les résultats constitue le point clé à la fois du récit et de la narration. La structure à vignettes du film est rythmée par des coupes abruptes qui laissent souvent l'action principale des scènes irrésolue. Évoquant, d'une certaine façon, nos habitudes actuelles de consommer les contenus des réseaux sociaux, les transitions entre les scènes rappellent aussi les pages d'un journal intime, laissées quasi vides et remplies de manière arbitraire. Le caractère d'Ann n'en est pas moins différent – en contraste avec son corps qui apparaît nu dans la quasi-totalité du film, ses désirs et ses sentiments nous restent énigmatiques.
Malgré sa dimension fragmentaire et presque discontinue, Arnow organise le récit de son film autour de trois axes principaux : les relations amoureuses-sexuelles, la famille et le travail. Alors que les dialogues avec ses parents, qui sont de nouveau joués par les siens, mettent en avant davantage l'incapacité à communiquer et à établir des liens intimes à l'âge adulte, les parallèles qu'Arnow établit entre le monde du travail et l'état de soumission sont saisissants. Avec un humour deadpan à la hauteur de Jacques Tati, la réalisatrice dépeint l'enfer bureaucratique des entreprises avec une précision à point. Ann fait l'expérience de la soumission, ou de la micro-gestion selon ses propres mots, dans son lieu de travail, où l'on entend des discours superficiels sur la performance et les revenus, exprimés dans un jargon typique du capitalisme. Le travail, c'est aussi la répétition quotidienne des gestes qui nous est dictée sans que l'on en questionne l'intérêt. Le maître, en l'occurrence, c'est la loi du marché.
Fidèle à son récit fragmentaire, La Vie selon Ann n'offre pas de résolution décisive à son héroïne ouvrant un nouveau chapitre dans sa vie, dans lequel elle marcherait vers l'avenir avec un large sourire figé dans un fade-out sonore. Avec un humour qui vient toujours soit très tôt soit très tard pour nous livrer la punchline, Arnow trace les esquisses de la femme ordinaire. Loin de l'auto-dépréciation cruelle que l'on retrouve chez tant d'humoristes auxquels on tente de la comparer et qui, en réalité, ne font que révéler leur narcissisme dissimulé, La Vie selon Ann réussit à toucher un large public grâce à sa modeste et franche intimité.
ÖYKÜ SOFUOGLU