RENCONTRE AVEC NADA RIYADH : « Les filles du Nil utilisent leur humour pour résister et faire face au patriarcat »

© Dulac Distribution

Œil d’or du meilleur documentaire lors du dernier Festival de Cannes, où il était présenté à La Semaine de la critique, Les Filles du Nil est un documentaire de combat. Celui de la troupe Panorama Barsha, composée de jeunes filles d’un village copte du sud de l’Égypte trouvant dans le théâtre à la fois une échappatoire et une tribune politique. Les réalisateurs Nada Ryadh et Ayman El Amir les ont suivies pendant quatre ans et livrent un documentaire renversant, entre le coming of age et la chronique sociale, sur la puissance du collectif et de l’art dans la libération de la parole des femmes au Moyen-Orient, et les limites de ce combat. Rencontre. 


Pour commencer, pouvez-vous nous raconter votre parcours de cinéaste ? 

Nada Riyadh : J’ai commencé loin du cinéma, en faisant des études d’ingénieur à l’université d’Alexandrie, dont je suis originaire. Mais depuis toute petite j'aimais beaucoup le cinéma. En fait, mon père m’encourageait d’ailleurs beaucoup à faire des études de cinéma. Mais j'avais l'impression de n'avoir aucune expérience du monde. Je voulais trouver un métier classique et apprendre à découvrir le monde de cette manière. Mais dès que j'ai commencé mes études d'ingénieur, je me suis rendu compte que ce que je voulais, c’était faire des films. J'ai commencé par le biais du montage jusqu’en 2012, avant de travailler sur mes propres projets en tant que réalisatrice, à la fois en documentaire (Happily Ever After, 2016, coréalisé avec Ayman El Amir) et en fiction (Le Piège, présenté à La Semaine de la critique en 2019). J’aime travailler ces deux approches. 

Comme le théâtre pour les héroïnes des Filles du Nil, le cinéma a été pour vous une manière de trouver par la création artistique un espace de parole et de revendications en tant que femme ?

Oui, bien sûr. L’espace cinématographique est un moyen d’expression très personnel pour moi. Lorsque j'ai commencé à faire des films, je n’avais pas conscientisé mon intérêt thématique pour les femmes et la politique du corps en général. Ce n'était pas quelque chose qui me touchait particulièrement. Mais au fil des ans, en revoyant mes films, j’ai compris qu’il y avait un véritable lien entre eux, une ligne directrice autour du statut des femmes et de leur corps dans le monde et dans nos sociétés. De toute façon, pour moi, le cinéma est un moyen d’expression assez magique.

Comment avez-vous rencontré la troupe du Panorama Barsha ? Est-ce que ses membres se sont tout de suite imposées comme des personnages de film sous votre regard ?

Entre 2014 à 2016, je travaillais avec des organisations féministes égyptiennes aidant les femmes à s’exprimer artistiquement dans des endroits marginalisés ou reculés. En voyageant, j’ai croisé leur chemin. Je me souviens que lorsque je les ai vues pour la première fois, elles faisaient une représentation dans un village voisin du leur. Elles étaient vraiment courageuses, fortes, créatives… Leur spectacle m’a beaucoup intriguée. Je n’ai pas pensé tout de suite à tourner avec elles, mais je me suis posé beaucoup de questions en les regardant. En tant que femme éduquée, citadine, vivant au Caire, est-ce que j’aurais leur courage de me tenir au milieu d’une rue pour exprimer mes opinions comme elles le font grâce au théâtre ? Est-ce que je suis vraiment libre ? Pourquoi arrivent-elles à trouver la liberté de faire quelque chose d’aussi courageux dans la rue et pas moi ? C’était très fascinant. Je suis restée en contact avec elles. Au fur et à mesure, nous avons tissé un lien avec elles et le film est né. Je pense souvent que les femmes égyptiennes, en particulier celles du sud, ne sont pas représentées à l'écran. Et lorsqu'elles le sont, elles sont représentées comme des victimes. Quand j'ai rencontré ces jeunes femmes, j'ai été très, très impressionnée par leur inspiration, leur courage et leur autonomie, je voulais vraiment que le monde ait un aperçu de leur travail et qu'elles deviennent une source d’inspiration.

© Semaine de la critique / Dulac Distribution

Les scènes de théâtre de rue sont frappantes, on est en effet fasciné par leur courage et leur prise de parole très politique sur la place des femmes devant un public d’hommes notamment, parfois incrédule face aux propos très féministes des pièces. Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors du tournage de ces séquences ? Combien de représentations avez-vous filmées ?

Tourner ces scènes a été assez problématique. La première année où nous avons commencé à tourner, les images étaient inexploitables. Dès que nous étions dans la rue avec la caméra, nous étions tout le temps interrompus. Les gens se tenaient autour de nous, nous regardaient, et essayaient de nous parler ou d'interagir avec la caméra. Nous n’arrivions pas à terminer les séquences. À partir de là, nous nous sommes rendus dans le village tous les mois. Que nous filmions ou pas, nous y passions au moins une semaine à chaque fois. Avec Ayman, nous passions beaucoup de temps dans la rue, parfois dans les maisons, pour apprendre à connaître les gens. Nous tissions des liens et ils ont fini peu à peu à oublier la caméra. Notre présence ne les perturbait plus vraiment, même si parfois on continuait d’être interrompus, mais c’était plus rare. Et concernant le dispositif de ces scènes de théâtre en particulier, ce sont les seuls moments où nous tournions à deux caméras, afin de pouvoir saisir toutes les réactions que ces représentations provoquaient.

Pour vous, quel a été le moment le plus fort du tournage ? 

Dans le film, il y a une scène où les jeunes femmes se réunissent au cœur d’un paysage rural du village et passent le temps à se moquer de la façon dont les villageois parlent d'elles. Pour moi, c’est un moment très significatif. C'était le groupe de jeunes femmes le plus libéré que j'avais jamais vu, par leur manière d’utiliser l'humour pour résister à toutes les oppressions qu’elles vivent et au patriarcat. 

Vous alliez à ces scènes de création collective des moments plus intimes. Celles-ci  sont tout aussi saisissantes dans la vérité qui y est captée sur les rapports entre ces femmes, avec leurs familles ou leurs fiancés. Combien de temps vous a-t-il fallu pour tisser ce lien de confiance avec elles et quel était le dispositif de tournage mis en place ? 

La relation s'est tissée petit à petit pour arriver à ce genre de scènes intimes. Au début, du moins pendant la première année, la seule chose que nous connaissions des filles concernait l’espace du théâtre. Nous avons passé beaucoup de temps avec elles autour des répétitions. Elles faisaient cela dans un petit espace où nous avons commencé à les filmer. Elles nous ont aussi demandé au début de les aider à développer leur activité et leur capacité de jeu. Nous leur avons fait rencontrer des professeurs de théâtre, de musique et de danse avec qui elles ont ainsi pu travailler. Cela a permis aux filles d'améliorer leurs performances, mais aussi, pour nous, de mieux les connaître et d'établir une relation plus forte avec elles. Elles ont également commencé au bout d'un an à nous présenter à leurs parents. Au début, nous nous contentions de simples visites sans caméra. Et une fois que le lien était tissé, la confiance s’est installée et nous avons commencé à filmer. Au début ce n’était pas simple, les gens sentaient qu’on les filmait, il y avait beaucoup de regards caméra. Mais au bout d'un moment, ils se sont habitués à nous. Tous nous ont fait confiance, et les filles ont commencé à se livrer, sachant que nous n’étions pas là pour les juger ou les stéréotyper. C'est vraiment cette relation de confiance avec les filles et leurs parents qui a permis de capturer ces moments.

Les Filles du Nil est aussi un coming of age, un grand film sur l’adolescence. Vous les avez suivies pendant quatre ans, comment, en tant que cinéaste et en tant que femme, avez-vous vécu leur évolution sous votre regard ? D’autant que certaines se sont détachées du groupe ou fait le choix finalement de rentrer dans un modèle patriarcal plutôt que de s’émanciper.

Cela n’a pas été toujours facile. Déjà, je pense qu'il a été très utile pour moi que nous soyons deux à réaliser ce film. Ayman et moi avions tous deux des relations et des points de vue différents sur les filles. C’est toujours difficile pour un réalisateur, qui passe autant de temps avec ses protagonistes, de ne pas créer un lien particulier avec eux, et donc espérer qu’ils agissent comme on aimerait qu’ils le fassent. Il n'est pas facile de regarder évoluer des personnes que l'on aime et auxquelles on s'identifie. Elles ont parfois pris des décisions difficiles pour moi. Mais il fallait que nous gardions un espace de retrait, que nous n’attendions pas trop d’elles et qu’elles le ressentent. Je pense que le fait d’être à deux nous a permis mutuellement de prendre du recul quand nous étions trop impactés par tel ou tel aspect de la vie des filles. Nous essayions de garder de la distance entre nous et leur foyer. Bien sûr, c’était douloureux, par moments, de les suivre sans interférer, mais il fallait vivre ces moments tels qu’ils étaient, pour continuer à exprimer la vérité. Le fait d’être ensemble a été primordial dans ce processus.

« C’était douloureux, par moments, de les suivre sans interférer, mais il fallait vivre ces moments tels qu’ils étaient, pour continuer à exprimer la vérité. »
— Nadah Riyadh, réalisatrice des Filles du Nil

© Dulac Distribution

Quelque chose qui marque beaucoup, au-delà de l’histoire de ces femmes, est la manière dont vous filmez le regard fasciné des enfants sur elles. Une façon pour vous d’ouvrir le propos et montrer cette révolution collective par l’art qui touche une nouvelle génération et l’espoir de changement qu’elle incarne ?

Exactement. Le changement ne se fait pas du jour au lendemain dans nos sociétés. Cela peut prendre des générations, et avoir le regard fier de ces petites filles vers elles, c’était très important. Le Panorama Barsha, c’est une étape en vue de ce changement. Elles ont apporté un énorme changement dans le village, même si cela ne veut pas dire que tout est parfait ! Mais je pense que les générations futures, celles qui ont vu et verront leur spectacle, seront encore plus courageuses et plus ambitieuses. 

Le film fait l’éloge de la force du collectif et de la sororité, car c’est ensemble que ces femmes trouvent le courage d’exprimer leurs opinions politiques sur la place publique. On voit d’ailleurs bien dans le film que c’est quand certaines s’isolent du groupe que les injonctions opèrent et qu’elles se retrouvent finalement à rentrer dans le moule des dominations patriarcales. En quoi admirez-vous cette puissance collective des femmes ? L’avez-vous vous-même ressentie à leur âge ?

Je ne me suis pas vraiment posé cette question, car lorsque j'avais leur âge, j'aimais les arts certes, mais je ne m'exprimais pas de cette manière. Je n'ai jamais aimé jouer ni être devant la caméra. Concernant la sororité, c’est quelque chose que je vis autrement. Il y a une génération de femmes cinéastes dans la région que j’admire énormément. Nous tissons des liens toutes ensemble et partageons un même combat. Nos échanges m'encouragent et me donnent de la force. Le fait d'avoir des femmes autour de soi est quelque chose qui me fait avancer.

Comment le film a-t-il été accueilli en Égypte ?

Le film a été présenté en avant-première au festival d'El Gouna en Égypte en octobre dernier, puis est sorti quelques jours après dans les salles de cinéma égyptiennes. C'est le premier film documentaire à sortir commercialement en Égypte. C'était très important pour nous, car voir ce type d’œuvre décrivant le sud du pays, c’est quelque chose qu’on ne voyait pas au cinéma. Et là, les gens découvrent à l’écran les filles d'un petit village devenues héroïnes de cinéma. Il était donc très important pour nous de distribuer commercialement ce film dans les cinémas du pays. C'est un premier pas pour ce type de film et d'héroïnes. L’autre aspect très important, ce sont les projections avec débat que nous avons organisées auprès des lycéennes, au sein des écoles. Les débats entre les élèves et les filles étaient très émouvants et très inspirants. Par ailleurs, j’ai fait découvrir le film lors de projections individuelles à chacune des protagonistes. C’était important pour moi de le faire avant de clore définitivement le montage. Nous voulions nous assurer que les filles ne se sentaient pas mal à l’aise vis-à-vis de certaines séquences du film et qu’elles puissent nous faire part de leurs inquiétudes librement. Certaines sont venues seules, comme Majda et Haidi, avec qui j’ai eu une interaction très, très intime. Je pense qu'elles ont revu dans le film leur enfance, un rite de passage vers l’âge adulte dont elles se sont vraiment rendu compte au visionnage. C'était une interaction formidable. Puis, au moment de la sélection à Cannes, nous avons organisé une séance spéciale pour les filles, leurs parents et une partie du village, pour avoir aussi leur retour. C'était une journée très, très intime. Tout le monde a été très ému par le film.

Propos recueillis par Alicia Arpaïa 

Les Filles du Nil

Réalisé par Nada Riyadh et Ayman El Amir

Égypte, 2024

Dans un village du sud de l’Égypte, un groupe de jeunes filles coptes se rebelle en formant une troupe de théâtre de rue.
Rêvant de devenir comédiennes, danseuses et chanteuses, Les Filles du Nil suit le voyage de ces jeunes femmes en quête de liberté. 

En salles le 5 mars 2025.

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