CHRONIQUE DU MATRIMOINE #4 : Les films d’Alice Guy - première partie

Les résultats du féminisme © Gaumont

Les films d’Alice Guy, première réalisatrice de l’histoire du cinéma, restent largement méconnus en France et à l’étranger, malgré le statut d’incontournable de la cinéaste. Dans cette série d’articles, Clara Auclair et Aurore Spiers se plongent dans ce matrimoine aussi dense que novateur.

Le Matelas alcoolique (Gaumont, France, 1906)

Comme beaucoup de films comiques à cette époque, Le Matelas alcoolique reprend un gag connu et déjà adapté au cinéma par plusieurs studios dans différents pays d’Europe. Un ivrogne se glisse dans un matelas qu’une cardeuse referme puis traîne non sans mal jusqu’au domicile de ses clients. Les difficultés physiques de la cardeuse à porter le matelas, la résistance de l’ivrogne qui s’agite dans le matelas et le chaos suscité dans les rues sont typiques du comique burlesque auquel le cinéma français des premiers temps sera longtemps associé. La version d’Alice Guy a la particularité d’être en partie tournée en extérieur, et surtout de figurer une cardeuse femme jouée par un homme travesti. En effet, les rôles comiques physiques, c’est-à-dire ceux qui réclament des acteurs qu’ils fassent des acrobaties, sont généralement attribués à des hommes alors grossièrement déguisés en femme. Néanmoins, Le Matelas alcoolique annonce la place centrale donnée aux personnages féminins dans le cinéma d’Alice Guy. 

La Fée aux choux (Gaumont, France, 1900), Sage-femme de première classe (Gaumont, France, 1902), Madame a des envies (Gaumont, France, 1907)

Cette « trilogie des choux » est remarquable pour l’image libérée du genre et de la sexualité qu’elle offre encore aujourd’hui. La date de production de La Fée aux choux, dont la version actuelle retrouvée dans les années 1990 date sans doute de 1900, fait encore débat parmi les historien·es. Comme ce court-métrage, dans lequel une fée récolte plusieurs nourrissons dans un carré de choux, Sage-femme de première classe réinvente la reproduction hétérosexuelle. L’homme du couple marié qui se présente à la fée dans Sage-femme de première classe est même interprété par une femme, ce qui évacue presque complètement le masculin de la famille sur le point de se constituer, et dénote une possible relation homosexuelle que le chou comme métaphore queer du sexe féminin dans la culture lesbienne de la Belle Époque suggère déjà. 

Dans Madame a des envies, sans doute l’un des premiers films à représenter une femme enceinte, le couple hétérosexuel est aussi mis à mal : alors que la femme succombe avec plaisir à ses envies (de superbes gros plans la montrent dévorant une sucette dérobée à un enfant ou fumant la pipe), puis donne naissance dans un carré de choux, le mari pitoyable traîne la poussette de leur premier enfant dans les rues.

La Fée aux choux © Gaumont

Les Résultats du féminisme (Gaumont, France, 1906)

Dans ce film d’une modernité ambiguë, les femmes importunent les hommes dans la rue, fument, boivent à l'excès, délaissent leurs enfants, n’en font pas une à la maison. Les hommes sont quant à eux des êtres sensibles que ce monde de femmes brutalise à chaque instant. En effet, le titre du film semble suggérer que les femmes, en particulier celles militant pour l’égalité, font ici l’objet du ridicule ; le public de l’époque est invité à se moquer des revendications féministes qui voudraient changer la véritable nature des choses. À la fin du film, tout est bien qui finit bien puisque les hommes chassent les femmes de leur café, reprenant ainsi le contrôle de ce lieu de sociabilité traditionnellement masculin. Mais Les Résultats du féminisme va plus loin. Bien des années avant Simone de Beauvoir et Judith Butler, Alice Guy nous offre une puissante analyse du genre comme performance. Le renversement des rôles entre hommes et femmes dénaturalise la place des femmes comme épouses et mères en même temps qu’il propose une attaque féministe contre le harcèlement sexuel et la charge mentale en avance sur son temps. 

La Vie du Christ (Gaumont, France, 1906)

Parmi les films français d’Alice Guy, La Vie du Christ est sans doute le moins attractif pour le public d’aujourd’hui. Il s’inspire d’une édition de la Bible populaire au début du XXᵉ siècle, illustrée par James Tissot, pour retracer des épisodes bien connus de la vie du Christ. Mais son intérêt repose sur la production à grande échelle, plusieurs longs tableaux, de nombreux figurants et l’utilisation de décors peints et naturels (une partie du film est tourné dans la forêt de Fontainebleau). Comme Alice Guy elle-même le dira plus tard, La Vie du Christ constituait pour l’époque un projet de grande ampleur, dont le sujet considéré de qualité et le style ambitieux marquaient un tournant important pour le cinéma. Pour nous aujourd’hui, ce film témoigne du talent déjà certain d’Alice Guy à l’aube de son départ pour les États-Unis. 

CLARA AUCLAIR ET AURORE SPIERS

Clara Auclair a une double formation d’archiviste spécialisée dans la conservation du film et d’historienne du cinéma. Docteure en études culturelles et visuelles, elle travaille actuellement en tant que chercheuse associée au programme DAVIF (université de Marbourg) et enseigne l’histoire des médias à Stockholm en Suède.

Aurore Spiers est historienne du cinéma. Titulaire d’un doctorat en études cinématographiques, elle est actuellement maîtresse de conférences (assistant professor) à Texas A&M University aux États-Unis. Avec Clara Auclair, elle prépare un ouvrage collectif en anglais dédié aux films d’Alice Guy. 

Alice Guy

1873-1968

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