MAY DECEMBER - Todd Haynes
Miroir, mon beau miroir
Avec May December, sélectionné en compétition au dernier Festival de Cannes six ans après Le Musée des merveilles, Todd Haynes réunit Natalie Portman et Julianne Moore dans un troublant et vénéneux jeu de miroirs.
En ouvrant May December sur un générique pastiche de mélodrame, l’observation en gros plan de papillons et de chrysalides, accompagné de la partition du Messager de Joseph Losey réarrangée pour le film par Marcelo Zarvos, Todd Haynes semble nous mettre à distance pour mieux nous plonger dans les strates subtiles et complexes de son scénario. L’argument de base est pourtant simple. Elizabeth Berry (Natalie Portman), une célèbre actrice hollywoodienne, débarque en Géorgie pour rencontrer Gracie Atherton-Yoo (Julianne Moore) dont elle va incarner le personnage prochainement pour le cinéma. Cette dernière avait été la star des tabloïds dans les années 1990 pour avoir eu une liaison avec un jeune garçon de 13 ans, Joe (Charles Melton) – garçon qu’elle a finalement épousé et avec qui elle mène une parfaite vie de famille en dehors des considérations et des commérages. Le cinéaste nous avait précédemment habitués à des romances sulfureuses et réprouvées par la société américaine des années 1950, trempées dans de somptueux mélos, avec son adaptation de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk devenu Loin du paradis (2002) ou encore Carol (2015). Ici, il nous introduit par le biais du personnage d’Elizabeth, venue enquêter pour mieux appréhender Gracie, et nous fait découvrir le vernis posé sur cette relation nommée, comme l’indique le titre, « May-December » (relation romantique avec une grande différence d’âge entre deux personnes).
Par l’intermédiaire de l’actrice en tant que première narratrice, Todd Haynes invite à essayer de comprendre qui est Gracie et comment fonctionne depuis vingt ans cette famille, dont les deux derniers enfants vont obtenir leur diplôme et quitter le foyer pour l’université. Carnet en main, Elizabeth rencontre un à un les membres de l’entourage, de l’ex-mari au fils aîné. Chacun apporte son vécu et sa version du scandale.
Actrices prédatrices
Chez Gracie persiste une opacité parfaitement indéchiffrable. Le regard de Julianne Moore ne dévoile rien, si ce n’est une tension qui se craquelle sous le premier degré apparent. Car comme souvent chez Haynes – qui, rappelons-le, a réalisé son film de fin d’études avec des poupées Barbie avant d’illuminer les actrices – ses personnages se regardent sans se percer à jour, comme s’ils n'évoquaient jamais leur intimité et ne pouvaient pas pénétrer dans celle des autres. Seul le miroir va révéler ici les similitudes entre les deux femmes et démêler les faux-semblants. Nous pensions assister au début à un jeu d’imitation de gestuelles pour nous glisser dans la peau de Gracie et mieux capturer ses ambiguïtés, mais rapidement, l’ambitieuse Elizabeth s’avère être déjà le reflet de la prédatrice. La vérité est ailleurs – ou peut-être n’existe-t-elle pas ? En se rapprochant de Joe, l’actrice montre de plus en plus un visage semblable et dangereux, puisque préoccupée par sa propre personne. Dans cette invitation à se regarder en face, la beauté de May December réside dès lors dans la trajectoire masculine entre ces deux femmes, celle d’un homme à qui on n’a pas donné l’opportunité de devenir un individu après vingt ans d’emprise et de déni. Le cinéaste démontre une fois de plus ses talents de chef d’orchestre des psychés et histoires humaines qu’il s’amuse à disséquer avec humour, épinglant toujours plus profondément la bourgeoisie blanche américaine.
DIANE LESTAGE