NEWS FROM HOME - Chantal Akerman

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Lettres d’amour et d’ailleurs

Avant de recevoir une reconnaissance internationale avec Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles en 1975, la cinéaste belge Chantal Akerman a vécu quelques années à New York. Elle est alors une jeune réalisatrice en herbe de 21 ans. En 1976, après son retour en Europe, elle revient dans la ville américaine pour filmer News from Home, son premier documentaire. Elle y lit les lettres que lui envoyait sa mère au début des années 1970, juxtaposées sur des plans de la mégalopole. Un film épistolaire intimiste et puissant sur les relations mère-fille et la question de l’exil.

New York. On a vu la ville sous toutes les coutures, tous les plans, dans tant de films et sur tant de photos, qu’on pourrait douter de notre capacité à être surpris·es ou hypnotisé·es. Si les images de la ville font toujours un effet, elles ont aussi saturé notre imaginaire, notamment par les films, qui en ont fait la cité de tous les excès, bruyante et saturée. La cinéaste belge Chantal Akerman prend le contrepied de ce cinéma classique qui cherche à tout prix à embrasser la ville de façon verticale et spectaculaire. Ici, la « ville debout » est observée à hauteur de regard, celui de la cinéaste elle-même. À moitié vide, à la fois familière et étrangère, New York est d’un calme étonnant malgré l’activité urbaine. Sur des plans de Manhattan, Akerman lit d’une voix monotone et désabusée les lettres maternelles, suppliques pleines d’affection et d’inquiétude. Les courriers et les images de la rue, des boutiques et du métro s'enchaînent, créant une bulle spatio-temporelle où l’intimité des rapports familiaux cohabitent avec l’anonymat de la grande ville. En nous donnant à voir et à entendre ces nouvelles de la maison, Ackerman sort de la narration traditionnelle qui voudrait nécessairement exposer une suite chronologique de faits, pour en faire advenir une nouvelle, qui répond davantage à un rythme qu’à une logique attendue. Ici, la fin de la narration classique ne veut pas dire la fin d’un narrateur, et en l’occurrence d’une narratrice. News from Home suit en effet à la fois le rythme de son décor, la ville, et celui du sujet qui regarde, la cinéaste.

Le journal filmé de l’exil

Comment répondre à la pression culpabilisante des mots d’une mère ? Comment donner à sentir la vie si loin de sa famille et de sa maison ? Jamais, pendant les 89 minutes du film, nous n'entendrons les potentielles réponses de la réalisatrice aux lettres qui lui sont adressées. À la place, elle semble envoyer des images, comme autant de cartes postales mouvantes en réponse aux phrases maternelles à la fois anodines et inquiètes. Mariages, séparations, anniversaires et questions économiques rythment les chroniques du pays natal, qui ne manquent jamais de souligner l’absence de la destinataire. Si le fond laisse deviner une certaine angoisse, l'enchaînement de la lecture, sur un ton calme et psalmodique, dilue les préoccupations dans un surprenant détachement. 

Lorsqu’elle arrive à New York après des voyages à Paris et Jérusalem, Akerman jongle entre petits boulots et expérimentations cinématographiques. La ville aura été pour elle un laboratoire et un lieu d’apprentissage, dont ce premier long-métrage semble être une traduction directe. Elle y rencontre entre autres Jonas Mekas et fréquente assidûment sa cinémathèque, Anthology Film Archives. Initiateur du journal filmique, le réalisateur lituanien réfugié aux États-Unis est une source d’inspiration directe pour Akerman, qui adopte dans News from Home cette forme épistolaire pour documenter son quotidien new-yorkais. Réunis par la question de l’exil, les deux cinéastes ont tous les deux exploré les notions d’intimité et de distance, entre immersion dans la vie de tous les jours et recul sur un environnement que l’on se plaît à contempler pendant des heures. Les images de New York s’enchaînent comme autant d’entrées dans la ville, que nous sommes libres d’emprunter, sans contrainte progressive ou chronologique, sans structure écrasante.

Les images d’Akerman adoptent en effet une logique de fragments pour dire la vie loin de chez soi. News from Home nous fait toucher du doigt la vérité de la vie new-yorkaise, où le quotidien laisse toujours une place à la possibilité d’une surprise : les plans plus ou moins fixes laissent la vie s’engouffrer dans l’image. Souvent, il ne s’y passe rien de particulier, mais le mouvement erratique de la ville nous invite à rester ouvert·es à l’inattendu. Les premiers plans du film sont par ailleurs marqués par une atmosphère étrangement vide et silencieuse, faisant aussi écho à la position de la cinéaste elle-même : seule avec sa caméra, son existence ne nous est rappelée que par les regards des quelques passant·es, qui, surpris.es· sceptiques ou amusé·es, fixent pendant quelques secondes l’œil qui les observe. Dans le reflet de la vitre du métro, on la devine avec quelqu’un, mais sa silhouette reste dans l’ombre, invisible. Nous entendons sa voix, mais uniquement pour les mots des autres, et celle-ci est régulièrement recouverte par le bruit des voitures et de la ville. Le langage d’Akerman est, avant tout, celui des images.

« Tu m’écris mais sans jamais de réponse à mes questions »

Dans les lettres à sa fille, la mère de Chantal Akerman la conjure de lui écrire le plus possible, de donner très régulièrement des nouvelles, en insistant sur le fait que c’est la seule chose qui la fait tenir. Ces demandes se transforment rapidement en reproches à peine déguisés, et une distance infranchissable semble séparer les deux femmes, qui, malgré les mots en commun, peinent à trouver des espaces d’échange. « Tu m’écris mais sans jamais de réponse à mes questions », écrit la mère. Si les mots occupent une partie non négligeable de l’espace, ils ne sont jamais pour autant le centre ou la force qui guiderait la construction de la narration. C’est bien le montage des plans, dont le cadre répond directement à l’organisation géographique en lignes droites de la ville, qui donne au film sa syntaxe et l’élan de ses variations. Au fur et à mesure que le film avance, la voix se tait et les plans sont de plus en plus mobiles. Pendant une séquence en voiture, notre regard suit un traveling latéral qui laisse entrevoir le découpage de la ville en grandes avenues, et colle ainsi au rythme saccadé de la circulation new-yorkaise. 

Avec News from Home, Akerman signe un film à la fois très personnel et très ouvert, à l’inverse d’une introspection narcissique. En nous offrant son regard sur Manhattan, elle nous laisse libres de regarder ce que l’on veut dans un cadre qui, même lorsqu’il est fixe, semble bouger avec la ville. Aucun zoom ne nous guide ni ne kidnappe notre regard, et nos yeux se perdent ou s’attardent sur un détail d’une rue vide ou dans la foule anonyme. Ainsi, la cinéaste instaure un rapport aux images qui est presque de l’ordre de l’hypnose : notre état change au contact de ce film, non pas au sens où notre vigilance serait abaissée, mais dans une altération de notre rapport à l’espace et au temps. New York devient un album vivant où notre regard est libre de circuler et de choisir ses points d’accroche, et où la temporalité qui règle les jours semble avoir disparu. 

Avec ce premier documentaire, Chantal Akerman s’inscrit dans la lignée des cinéastes americain·es d’avant-garde de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Si l’expérimentation est libératrice pour la cinéaste, elle n’est jamais pour autant une fin en soi. Ici, la discontinuité entre les mots et les images nous raconte l’absence, la solitude et l’exil, mais aussi l’émanation hypnotique de la ville. Pour reprendre un titre de Mekas, le film d’Akerman semble nous chuchoter à l’oreille les résultats d’une exploration urbaine où la sérendipité est reine : « Alors que j'avançais, j'apercevais parfois de brefs aperçus de beauté. »

LOUISE BERTIN

News from home

Réalisé par Chantal Akerman

France, Belgique, Allemagne de l’Ouest, 1977

Sur des travellings ou des longs plans fixes de New York (métro, rues, façades) qui racontent en creux son quotidien, la cinéaste lit les lettres envoyées de Belgique par sa mère, cordon ombilical la rattachant encore à son roman familial. Au seuil l’une de l’autre, la parole et l’image finissent par se confondre...

En salles le 25 septembre.

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