RENCONTRE AVEC AGATHE RIEDINGER – « La beauté est la seule arme qu’on laisse aux femmes pour se faire valoir »
Fait rare au Festival de Cannes : la Compétition s’est ouverte avec un premier film, celui de la réalisatrice française Agathe Riedinger. Dans Diamant brut, sa caméra suit de près Liane, une jeune femme de Fréjus biberonnée aux réseaux sociaux et aux mirages de gloire de la télé-réalité. Récit d’un temps suspendu, d’une attente et d’une désillusion, Diamant brut ausculte avec passion la féminité outrancière et la sexualisation des corps, entre pouvoir et violence, malgré une écriture qui se fait parfois scolaire. Rencontre.
Entre J’attends Jupiter, votre court-métrage qui posait les prémices de Diamant brut, et ce film, il y a eu près de sept ans. Comment s’est passée la mise en production et le financement du film ?
J’ai eu l’idée du film il y a sept ans quand j’ai fait J’attends Jupiter, puis il y a eu quatre ans d’écriture et deux ans pour faire le film. L’écriture du film a été longue, parce que c’était un travail tendu. Il fallait trouver le bon axe pour raconter cette héroïne, et raconter cette arène de la télé-réalité et des réseaux sociaux qui font l’objet d’un certain mépris de classe. Cela a été assez long pour trouver le bon axe de mon côté, mais j’ai été accompagnée d’une productrice. J’ai senti un virage dans l’accueil de ce sujet à partir du moment où le livre de Delphine de Vigan, Les enfants sont rois, est sorti. Elle y avait entrouvert une porte et rassuré sur ce sujet. L’accueil du scénario a donc été très positif. Je pense qu’elle a rassuré sur cette thématique, et le scénario plaisait aussi, donc le financement s’est fait assez simplement. Le fait d’avoir une équipe de femmes, avec une réalisatrice, une productrice, donnait une verve qui était forte.
Diamant brut reprend toute la mythologie qu’il y a autour de la « cagole », avec toute la charge péjorative autour de ce terme et sa représentation sociale. Vous avez un discours assez ambivalent sur cette représentation d’une féminité très outrancière, très sexuelle avec une forme de pouvoir associée à cette réappropriation. Mais vous montrez aussi la violence de cette sexualisation, qui est présente jusque dans la chair du personnage. Cette féminité, ça vous fascine ?
Cela m’a toujours fascinée, et j’ai toujours travaillé sur la beauté de la femme, sur la manière dont les femmes utilisent leur corps pour s’imposer, pour se sentir puissantes et s’émanciper. C’est une thématique qui me suit depuis que je suis aux arts décoratifs de Paris. Ce qui m’intéressait, c’était d’explorer cette ambivalence : est-ce une réponse à un diktat patriarcal vieux comme le monde qui dit qu’une femme n’est vraiment une femme que si elle est désirable, qui est profondément ancré encore aujourd’hui, ou au contraire cette hypersexualisation est-elle une manière de se réapproprier les codes, renverser les stigmates et en faire une arme de puissance ? Cela répond aussi à une pulsion vieille comme le monde : on considère que la beauté est la seule arme qu’on laisse aux femmes pour se faire valoir, dans une société encore profondément patriarcale. C’est ce que dit le personnage de Liane, « dans la vie il n’y a que les beaux qui réussissent ». C’est un constat que je ressens aussi, et qui est renforcé par notre société d’images.
Il y a d’ailleurs cette scène, où Liane apprend à sa petite sœur à danser et à avoir la bonne posture, et lui dit : « On lève le menton parce qu’on regarde les gens de haut, on est des reines ». Cette phrase est dite au sein d’une séquence où on voit aussi la précarité sociale, financière et émotionnelle du personnage. Cette ambivalence se retrouve également là, dans cette ambition de regarder le monde de haut, tout en étant dans une très grande précarité ?
Tout à fait, cette scène était importante pour montrer que pour Liane, il faut s’affirmer par sa beauté, il faut être fière. C’est ce qui va nous permettre de prendre une revanche, en convoquant les regards et en provoquant des réactions passionnelles, qu’elles soient positives ou négatives. Soulever les passions, cela prouve qu’on est fortes. Je voulais montrer comment elle cherche à transmettre ces codes à sa petite sœur, en lui montrant comment se sentir puissante. Mais cette scène avec la petite sœur me permet aussi de parler de l’hypersexualisation des enfants, de voir comment on transmet aux fillettes le schéma de la princesse comme étant le Graal à décrocher, en mélangeant la princesse de l’enfance à la princesse moderne qui est la femme hyper sexualisée. Il y avait donc aussi cette ambivalence que je trouvais important d’aborder.
Il y a une mise en écho avec les personnages masculins, avec leurs motocross… Que ce soit pour la masculinité comme pour la féminité, il y a quelque chose de très performatif.
Oui, et ce que je voulais montrer à travers le personnage de Dino, c’est que lui aussi subit des injonctions de virilité, de puissance, qui sont à l’opposé de ce qu’il est lui-même. Avec cette scène où ils sont tous en moto autour d’elle, ce qui m’intéressait, c’était d’être sur le fil, de se dire qu’elle est en train de subir une agression ordinaire, ce qu’elle ne conçoit pas de cette manière puisqu’elle les envoie bouler avec son flegme. Mais ces garçons-là n’ont pas non plus conscience d’agresser. C’était important pour moi de montrer qu’ils ne sont pas méchants, mais qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils peuvent l’être et qu’ils sont en train d’agresser Liane. Par ailleurs, ce ne sont pas des salauds, ils n’ont pas la volonté de l’agresser, mais ils perpétuent des codes qu’ils subissent eux-mêmes à leur niveau.
Sur l’écriture du personnage de Liane, comment faire pour ne pas tomber dans de la condescendance ou du misérabilisme ?
Cela a été un travail à toutes les étapes de fabrication du film. Sur l’approche du costume et du maquillage, il ne fallait pas virer dans la caricature. C’est aussi un travail au niveau de la prise de vue, du cadrage : comment positionner le corps de Malou et le cadrer sans être dans le voyeurisme ? C’était très délicat de trouver comment montrer cette hypersexualisation sans être voyeuriste et sans être « sexy », avec tout ce que ce mot a de péjoratif. Au montage, il y avait aussi un travail très pointu sur le fait de ne pas insister, de ne pas surligner quelque chose, que ce soit avec un cadre trop plongeant ou un plan qui dure trop longtemps, ou avec un vêtement qui lui aille trop bien ou trop mal. On a également fait un gros travail avec Malou sur le corps, qui doit s’incarner dans quelque chose qui n’est pas sexuel. Elle a une manière de s’asseoir, de regarder, de marcher, qui n’est pas misérabiliste ni dans la séduction. Trouver cette bonne distance impliquait de rester à la hauteur de ce personnage. C’est un vrai travail d’équilibriste, fascinant, puisqu’à quelques degrés près de montage, cela change tout.
C’est votre premier film, vous vous retrouvez en Compétition cannoise : comment se sent-on dans cette situation ?
Hors du monde ! Hors de toute normalité. Je me sens profondément reconnaissante. C’est magnifique, et dans le mot magnifique il y a aussi beaucoup de violence. C’est donc à la fois très brutal, parce que faire un film, c'est très difficile, il a été difficile de trouver la bonne manière de raconter ce sujet-là et l’écriture a été douloureuse. Et tout à coup, de le voir sortir de manière si grande, avec autant de lumière et un accueil aussi bienveillant, c’est vertigineux. C’est donc beaucoup de pression et beaucoup de joie. Que des superlatifs !
Propos recueillis par Mariana Agier