Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC ARIANE LABED – « Si j’avais été en France, ça aurait été un combat de faire mon film »

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Après son court-métrage Olla, l’actrice franco-grecque Ariane Labed revient à la réalisation avec son premier long-métrage September Says, présenté à Cannes dans la sélection Un certain regard. L’histoire de deux sœurs fusionnelles, September et July, qui s’installent avec leur mère à la campagne dans une ambiance étrange et crépusculaire. Rencontre avec la réalisatrice, également engagée pour la parité dans le cinéma au sein du collectif 50/50 et de l’Association des acteurices.

Pour ton premier long-métrage, tu as adapté le livre Sœurs, sorti en 2020. Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire cette adaptation ?

Il y avait dans ce livre quelque chose que je rencontre rarement dans la littérature, et encore moins dans le cinéma : un rapport au quotidien, à ce qu’on considère généralement sans intérêt. Il y avait une attention à ça qui flirtait avec l’anormal, quasiment le surnaturel. C’était déjà quelque chose que je cherchais dans Olla, cette ligne entre le normal et l’anormal, qui, ici, est présente dans l’histoire entre les personnages. C’est un ton vraiment gothique, même si c’est plutôt un terme anglo-saxon, et c’est une pression que je n’ai pas voulu me mettre par rapport au registre du genre. Même ce terme de « genre », je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire… Mais il y avait un rapport à la perception qui m’intéressait énormément, sur la manière dont on perçoit le réel, et comment il peut être transformé par des expériences intimes. Ce sont des thèmes qui me travaillent beaucoup.

Tu installes un regard de cinéaste assez étrange, calé à la fois sur une notion d’inconfort et sur un décalage comique. Comment as-tu travaillé cette patte ?

Je n’ai pas pour ambition de créer le réel. Je trouve cette ambition très bizarre, l’idée d’un cinéma-vérité presque documentaire, de vouloir rapporter ce qui est vrai, puisque c’est toujours une histoire de perception. Il y a des choses sur lesquelles on ne s’attarde pas, donc on les trouve étranges. Je ne sais pas où se situe exactement l’étrange, pourquoi un jeu serait plus étrange qu’un autre. J’explore moi-même ces limites, je ne pars pas en me disant que je vais faire quelque chose de bizarre. Ce qui me motivait, c’était de m’interroger sur ce que font deux jeunes filles, seules, dans une maison de grands-parents. C’est une question qui excite mon imaginaire, et j’espère pouvoir partager ça avec le public. Il faut se rappeler que la forme du cinéma est totalement libre, et qu’on peut jouer avec le rythme, les temporalités, les espaces… C’est ça qui anime mon désir, peut-être, de l’étrange. Je trouve le monde étrange, les gens étranges, nos comportements au quotidien étranges. C’est plus cette impression que j’essaie de capturer. C’est peut-être plus réaliste que des réalisateurs très réalistes, qui sait ?

Le film a été tourné en anglophone, est-ce que c’était un choix ? Ou était-ce dû à la production du film ?

J’ai découvert le livre parce que BBC Films et Element Pictures ont mis une option dessus. Ils ont vu mon court-métrage et se sont dit que ça pouvait m’intéresser. C’était d’emblée un projet anglo-irlandais, je suis tombée amoureuse du livre, donc j’ai développé ce projet avec eux. Et je trouve que l’histoire se prête à ce type de paysage : il y avait quelque chose d’assez évident, que je n’aurais pas vu dans la garrigue !

Où est-ce que ça a été tourné ?

À Dublin, et sur la côte à 45 minutes de Dublin.

D’où ces paysages très gothiques, les falaises au crépuscule…

Oui, cela rend plus hommage à l’univers du livre.

Il y a notamment le personnage de la mère, qui est présenté dans un épisode dépressif au cours du film. Comment as-tu représenté cela sans tomber dans les poncifs sur la dépression féminine, que ce soit à travers un aspect sensationnaliste ou sexuel ? Est-ce que tu as cherché à les éviter ?

C’est vrai, ce n’était pas peut-être pas aussi conscient que ce que tu décris maintenant, mais je pense que ces états dépressifs peuvent prendre des formes très diverses, de l’apathie totale à un besoin de sortir de cette cage. D’où la scène de la danse de la mère, qui vient de l’idée d’un oiseau en cage qui se débat. Et l’envie aussi de sa part de vivre des relations sexuelles simples, saines. Ce qui m’intéressait dans le personnage de cette mère, c’était d’avoir cette forme de vie toujours présente malgré cet état dépressif dans lequel elle est : qu’il y ait une force de vie qui la rattrape. Cela me tenait plus à cœur que d’avoir quelqu’un de léthargique. J’ai l’impression que dans le cinéma, puisqu’il a été en très grande partie uniquement masculin, les mères sont soit des saintes inatteignables, soit des horreurs, qui vont manger l’âme de leurs fils… Je ne suis pas mère, et je ne veux pas le devenir, mais j’ai une mère et j’ai un grand respect pour leur courage. Je ne voulais pas du tout pointer du doigt des fautes possibles : quand on est mère ou père, quoi qu’on fasse, on le fait mal. Mais je voulais monter une femme qui essaie, qui fait de son mieux.  Avec Rakhee [Thakrar, l’actrice], on s’est rejointes sur le fait qu’être mère n’est pas un rôle ni un état. On a cherché à savoir qui était Sheela, les états qu’elle traversait, les moments d’intimité qu’elle pouvait avoir. J'étais plus intéressée par cela que par le fait de me demander quelle mère elle est, est-ce que le trauma de l’enfant vient d’elle… Tout ça, je m’en fous totalement.

Sur les personnages des deux sœurs, comment avez-vous travaillé avec les actrices ? Il y a cette première image du film où on dirait qu’on va nous raconter l’histoire des jumelles de Shining, avant de s’en éloigner totalement…

Le film est centré sur cette relation… singulière ! Je n’aime pas le mot « toxique », il est très galvaudé, mais ça l’est peut-être un peu. Il y a ce grand sens de la protection, du besoin l’une de l’autre, et quand on est dépendant de quelqu’un il y a toujours un danger. C’était important que le personnage de September soit incarné par une actrice qui, qu’elle le veuille ou non, inspire une grande tendresse, ce qui est le cas de Pascale [Kann] puisqu’elle a une voix douce et très haut perchée. Je voulais qu’elle fasse apparaître sa nature, puisqu’on a tous quelque chose de noir, une colère en nous, et c’est cela qu’on a travaillé chez elle. Pour Mia [Tharia, qui interprète July], c’était un grand monologue intérieur, parce qu’elle est très mutique. Et il y a eu un grand travail physique entre les deux. On a fait beaucoup d’exercices autour des bruits d’animaux pour se défaire des barrières sociales. Avec tout ça, le langage corporel et le rythme se sont établis entre les deux, en répétant. C’était plus une approche de ce genre qu’une approche psychologique. On s’est bien amusées, ce qui est très important !

À la présentation du film, tu as précisé le fait d’avoir travaillé avec une équipe quasi entièrement féminine. C’était important pour toi ?

J’avais de la chance qu’il y ait beaucoup de femmes sur le plateau, mais je n’en ai pas eu autant que ce que j’aurais aimé. Je travaille avec le même chef opérateur que sur mon court-métrage, on a une vraie collaboration établie, c’est quelqu’un de déconstruit autant qu’un homme peut l’être. Mais pour tous les autres postes, j’essayais autant que possible d’avoir des femmes. Ce qui était grave, c’est qu’en Irlande, qui est un tout petit pays, il y avait plein de postes pour lesquels il n’y avait pas de femmes du tout, comme le son et la machinerie. L’équipe était super, mais j’avais demandé à ma production d’avoir le plus de femmes possibles sur le plateau. J’adore travailler avec des femmes, il y a un enjeu de pouvoir dont on peut se défaire.

Cela n’a pas représenté un blocage au niveau de la production ?

Pas du tout ! Au contraire, ils ont tous les badges 50/50, ils sont super. Et le fait d’avoir travaillé en Irlande faisait que j’avais une coordinatrice d’intimité, même pendant la période de casting, parce que je voulais poser des questions sur la nudité, je voulais que ce soit encadré. Si j’avais été en France, cela aurait été un combat.

À propos de la coordination d’intimité, il y a deux scènes de sexe, même si elles sont en partie hors champ : une avec une adulte, l’autre avec une mineure. Comment se sont-elles travaillées ?

Il était évident pour moi qu’il n’y aurait pas de nu concernant les jeunes filles, parce qu’il était hors de question que mon film produise du contenu pédocriminel. Mais il s’agit quand même du désir et de la sexualité de ces jeunes filles, donc on a travaillé avec mon chef opérateur sur la manière de cadrer ces scènes. Avec la coordinatrice d’intimité, nous nous sommes vues assez en amont pour chorégraphier ces scènes, et nous les avons répétées, de la même manière qu’on répète des scènes de bagarre. La liste des plans était préparée avant, je n’improvise pas sur le moment : quand on n’a que cinq semaines [de tournage], cela n’a aucun sens. C’est une joie de travailler avec une coordinatrice d’intimité, parce qu’on connaît toutes les limites des actrices. Elles n’ont pas besoin de passer par moi pour me les dire, il n’y a pas de pression. J’ai eu un papier très clair qui disait ce que l’on pouvait faire ou non, et cela a tout de suite soulagé tout le monde. C’est un bonheur, je ne sais pas comment on fait sans en France. J’ai beaucoup fait sans, en tant qu’actrice, et c’est génial que ça existe.

Au sein de l’Association des acteurices, tu milites pour la reconnaissance de ce métier. Est-ce que tu sens que cela se développe, même si cela reste encore une source de débats en France ?

Il n’y a toujours pas de formation, mais elle est en train de se mettre en place. On est en lien avec le CNC pour en faire la demande expresse. Les syndicats aussi avaient fait cette demande, notamment le Syndicat français des artistes interprètes. Une étude a été faite pour savoir s’il y avait vraiment une bonne raison de demander cette formation, puisque, évidemment, cela demande de l’argent… Normalement, c’est en bonne voie. Cela devrait être mis en place bientôt ! Pour l’instant, il y a deux coordinatrices d’intimité qui sont formées à l’étranger, une autre, belge, vient souvent travailler en France. Actuellement il y en a donc trois, que les producteurs français doivent se partager, ce qui est très peu, et elles ne travaillent pas beaucoup ! C’est encore vraiment sous-exploité, parce qu’il y a une réticence qui est de l’ignorance, les réalisateur·ices n’ont pas encore réalisé à quel point c’est un cadeau. Et c’est un cadeau aussi pour le plateau ! Le nombre de techniciens et de techniciennes qui me disent « je n’en peux plus de voir des bites de gars alors que je n’ai rien demandé »... Le plateau français, la plupart du temps, est un endroit tellement flou et tellement tabou qu’il y a un grand manquement de pensée autour de ça. J’ai été très heureuse de travailler en Irlande, aussi pour cette raison.

Propos recueillis par Mariana Agier

September Says

Écrit et réalisé par Ariane Labed

Avec Mia Tharia, Rakhee Thakrar, Pascale Kann

France, Allemagne, Grèce, Irlande, Grande-Bretagne

2024

Les sœurs July et September sont inséparables. July, la plus jeune, vit sous la protection de sa grande sœur. Leur dynamique particulière est une préoccupation pour leur mère célibataire, Sheela. Lorsque September est exclue temporairement du Lycée, July doit se débrouiller seule, et commence à affirmer son indépendance. Après un événement mystérieux, elles se réfugient toutes les trois dans une maison de campagne, mais tout a changé…

Prochainement en salles.

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