RENCONTRE AVEC ASMAE EL MOUDIR - “Le cinéma est entré dans ma vie par le manque d'images de mon enfance”

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Entre thérapie familiale et nationale, Asmae El Moudir explore, dans son premier long métrage documentaire La Mère de tous les mensonges, les fantômes du passé de sa famille et révèle l’histoire douloureuse de son pays, le Maroc, à travers un dispositif cinématographique insolite. Prix de la mise en scène (Un certain regard) et Œil d’or du meilleur documentaire au dernier Festival de Cannes, La Mère de tous les mensonges représentera le Maroc aux Oscars 2024. 

Asmae, pouvez-vous vous présenter en quelques mots, et nous raconter comment est entré le cinéma dans votre vie ?

Le cinéma est entré dans ma vie par le manque d'images de mon enfance. J’ai vécu une période sans électricité où on n'avait pas de télévision, donc mon imaginaire a commencé à s’éveiller. 

Je fermais les yeux et j’imaginais des histoires, c’est ce manque d’images lié à mon enfance qui m'a poussée à fabriquer des images. Ensuite, j’ai commencé à acheter des appareils photo jetables pour photographier la nature et je crois que c'est aussi la photographie qui m’a amenée vers le cinéma. Lorsque j'ai grandi, ce qui m'a poussée à m’intéresser à écrire et travailler avec une caméra, c'était la nécessité de raconter mon histoire, et puis, surtout, de fabriquer un film sur la mémoire collective marocaine. 

Un premier film qui vous a marqué ? 

À l'âge de 10 ans, j’ai regardé le film Ali Zaoua prince de la rue du cinéaste franco-marocain Nabil Ayouch. Il s’agit du premier film que j'ai regardé dans une salle de cinéma, et c'est ce film qui m'a donné envie de faire des films. C’était un peu choquant mais aussi très intéressant de découvrir ces enfants des rues dans une approche documentariste. Après, je me suis intéressée au cinéma iranien que j'adore et dans lequel il y a aussi cette démarche documentariste. Je pense au cinéma d’Abbas Kiarostami et notamment ses films Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise, Où est la maison de mon ami, etc. J’aime cette démarche documentariste, et voir comment on peut raconter des messages forts derrière la naïveté des choses. Le cinéma de situation est mon préféré. J'aime beaucoup le cinéma iranien, je pense que c’est le cinéma que je préfère.

Alliez-vous au cinéma durant votre enfance ? Parlez-nous de vos cinémas d’enfance préférés au Maroc ! 

J'ai découvert le cinéma plus tardivement parce qu’étant petite, je n'avais pas d'argent pour y  aller. Mais au Maroc, il y a de magnifiques cinémas historiques, comme La Caméra à Meknès, la Cinémathèque Rif à Tanger, qui distribue d’ailleurs mon film. Lorsque j’ai commencé à avoir les moyens d’aller au cinéma, j’ai découvert les films de cinéastes marocains comme Faouzi Bensaïdi et Hakim Belabbes. Pour moi, il s’agit là de cinéastes importants qu'il faut regarder et suivre. Ces cinéastes ont des visions différentes mais un univers très puissant. 

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Comment est née l'idée du film La Mère de tous les mensonges  ?

Le point de départ était une question. Pourquoi nous n’avons pas de souvenirs en photos ? En partant d’une photo comme point de départ de l’histoire, j’ai fini avec 500 heures de rush. Je me suis aussi demandé comment on pouvait fabriquer des histoires quand on n'a pas de preuves. 

Et quand on n'a pas de preuves, est-ce qu'on peut fabriquer nos propres preuves ? J’ai donc fabriqué mes propres images et mes propres archives. Puis j'ai fait le film avec ces images. Le processus de fabrication du film fait partie du film. 

Dans le film, vous mettez en scène votre famille dans une sorte de laboratoire dans lequel on trouve la reconstitution miniature de votre quartier au moyen de petites maisons et de figurines vous représentant, et en leur faisant rejouer des choses comme une sorte de thérapie familiale. Pourquoi avoir choisi ce dispositif ? Et quelle a été votre inspiration ? 

L'animation, ou l’utilisation de marionnettes, n’est pas nouvelle au cinéma.  Mais je crois que la forme est là parce que c'était nécessaire de raconter cette histoire, de fabriquer les figurines : je ne pouvais pas raconter cette histoire autrement, et je n’étais pas sûre que mes personnages allaient rester jusqu'au bout. J’ai donc dû créer des figurines pour pouvoir finir le film. Mais c’était aussi pour dire que nous ne sommes pas des marionnettes. Nous sommes des êtres vivants et nous avons des choses à raconter, surtout lorsqu’il s’agit de notre propre histoire. 

C'était une forme de libération de la parole. Peut-être que ce sera la thérapie de certains d'entre nous et qu’on cessera enfin de penser que les murs ont des oreilles ! 

Comment s’est déroulé le tournage du film et notamment la gestion des acteurs, en particulier de votre grand-mère qui apparaît dans votre film comme une figure dure et écrasante ? 

C'était très difficile. Je ne contrôlais aucun personnage et ma grand-mère était très difficile à gérer. Elle était comme la réalisatrice, voir la dictatrice de mon film. Elle voulait que les choses soient à son goût et à son image. Mais d’une certaine manière, ça a aussi aidé le film à provoquer certaines situations et créer des interactions. Comme dans une écriture de fiction, c’était important d’avoir des adjuvants et des opposants. J’ai laissé du temps à mes personnages pour s'adapter à l’atelier et j’ai tourné beaucoup d’images d’eux en les laissant surjouer. Comme ils étaient sortis de chez eux, ils n’étaient plus les mêmes. Mais lorsque ils étaient fatigués, je commençais à les filmer dans les coulisses. Le film représente ces moments que j’ai filmés en coulisses. 

Votre grand-mère interdit les photos dans la maison, mis à part le portrait de Hassan II, est-ce qu’il y a là une signification ou un message particulier ? Si oui, pouvez-vous nous en dire plus ? 

Dans le film, chaque personnage a une histoire avec une photo. Moi, je n'ai rien changé. J'ai laissé les choses organiques. Ma grand-mère aime beaucoup cette photo, comme beaucoup de Marocains qui ont toujours un portrait de Hassan II chez eux. C’est un roi qui a marqué leur époque. Moi, je suis neutre dans ce film. Je raconte les histoires des autres et je n'essaie pas de changer les faits ou de pousser quelqu'un à changer d’avis. Ma grand-mère continuera à aimer cette photo, et ce jusqu'à la fin de sa vie.

Dans le film, vous abordez les années de plomb du Maroc – à travers un soulèvement populaire connu sous le nom d’« émeutes du pain », la manifestation du samedi 20 juin 1981, qui a connue une répression très violente par les forces de police qui ont tiré sur les manifestants, mais cela arrive de manière assez tardive dans le film alors qu’il s’agit d’un enjeu important. Pourquoi ce choix ? 

C’était volontaire. J’ai découvert le sujet en temps réel. Alors que j'étais en train de faire le film sur ma famille dès 2012, je découvre en 2016 qu’un cimetière va être inauguré pas loin de notre maison. J’ai commencé à me demander ce qui se passait, et j’ai donc enquêté davantage. C’est vraiment volontaire d'avoir ce crescendo et de ne pas tout révéler tout de suite. On est toujours dans l'intime. Mais après, on découvre le national.

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Dans le film, vous dites qu’une seule photo des émeutes du pain a survécu à toutes ces années : une photo en noir et blanc de personnes mortes dans une rue. Toutes les autres ont été détruites. Il n’y a pas d’archives nationales au Maroc. Comment avez vous trouvé cette photo unique ? D’autres cinéastes au Maroc ont-ils cherché comme vous à pallier ce manque d’archives et à réaliser ce travail de mémoire ?

J'ai fait vraiment des recherches partout. Aussi bien en France qu’au Maroc, mais je n’arrivais pas à trouver d’images, jusqu’au jour où je l’ai trouvée. Elle m’a été donnée par les archives de la télévision. 

D’autres films ont été faits au sujet de ces émeutes, mais ce qui est nouveau avec mon film, c’est que c’est la première fois que ce sujet est traité d’une manière cinématographique et non à la manière d’un documentaire classique, où l’on voit des gens raconter leur témoignage face caméra. 

Il y a une nouvelle génération de cinéma au Maroc très enthousiasmante, inédite, et qui bouillonne d’idées et de créativité, dont vous faites notamment partie. Je pense aussi à Maryam Touzani, Sofia Alaoui, Yasmine Benkiran ou encore Kamal Lazraq. Qu'est-ce qui explique selon vous cette nouvelle scène cinématographique marocaine ? 

Je crois que c'est une nouvelle vague décisive. Ce sont des cinéastes marocain·es qui n'ont pas peur de questionner le passé et qui n'ont pas peur d’explorer différents genres cinématographiques. Nous avons vécu avec l'arrivée du programme Les Ateliers de l’Atlas initié par le Festival international du film de Marrakech qui est très important. Nous sommes tous passés par ce programme d’accompagnement, et c'est quelque chose qui a vraiment propulsé le cinéma marocain. C’est vrai que nous avions des fonds, mais maintenant, nous avons une industrie. Les films se fabriquent. Il y a une machine. Les films passent par un circuit. Il y a un vrai accompagnement. Le circuit, c'est l'écriture, c'est l’accompagnement, c'est la découverte, c'est savoir pitcher devant des professionnels. Les Ateliers de l’Atlas ont joué un rôle très important et nous rendent vraiment fier·es  aujourd’hui ! 

Votre long métrage documentaire a reçu beaucoup d’éloges dans des festivals internationaux, comme Cannes, mais à votre avis, quelle va être la réception de votre film qui sort aujourd’hui au Maroc auprès du public marocain ? 

C’était très émotionnel de projeter le film à Marrakech avec une salle comble où les gens pleuraient. Les émotions à Marrakech étaient très différentes de celles de  Cannes. La presse marocaine a vraiment donné de la valeur à ce film. Ils se sont identifiés à cette histoire alors que le public marocain est en général très difficile à convaincre. Il ne va pas bien accueillir un film s'il sent qu’il ne lui ressemble pas. L'équation était très difficile. Je n'ai rien calculé à part le fait de faire un film avec passion et de ne pas calculer le temps que j’allais donner pour le créer. J'ai tout donné pour ce film. Dix ans de travail au total. On verra dans quelques jours les réactions dans les salles, mais les avant-premières étaient toujours sold out. Les gens posaient des questions pendant des heures après les projections. Ça ne se terminait jamais. Et je crois que c'est nouveau. Ça répondait à un besoin. Nous avons gagné l'Étoile d'or à Marrakech après 20 ans. C'est la première fois !  Je crois que les Marocains, aujourd'hui, vont aller regarder ce film et se déplacer dans les salles. Il est temps maintenant de penser à rouvrir les salles au Maroc avec des films nationaux. 

Des projets à venir ? 

J'étais dans la résidence d'écriture du Festival de Cannes qui vient de se terminer il y a trois jours. Actuellement, j'écris mon nouveau projet qui sera une fiction. Et bien sûr, j'ai d'autres projets dans mes tiroirs qui vont sortir un jour, c'est sûr ! 

Y a-t-il une cinéaste marocaine ou du monde arabe dont vous aimez le travail et qui vous semble intéressante d’interviewer au sein de Sorociné ? 

Je pense aux cinéastes marocaines Maryam Touzani et Sofia Alaoui ! 

Propos recueillis par Sarah Dulac Mazinani

La mère de tous les mensonges

Ecrit et réalisé par Asmae El Moudir

Maroc, Egypte, Arabie Saoudite, Qatar

Casablanca. La jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire. C'est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle.

En salles le 28 février 2024.

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