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RENCONTRE AVEC ANNA HINTS - “En tant que cinéastes, nous devons être prêts à prendre des risques et à nous sentir vulnérables.”

Copyright © Les Alchimistes

Devenu un phénomène à Sundance l'année dernière, Smoke Sauna Sisterhood explore les thèmes de l'écoute, du partage, de la vulnérabilité et des liens de sororité qui se tissent dans l'obscurité, enveloppés par la fumée envoûtante du sauna. La réalisatrice Anna Hints nous a parlé de cette passion project qui est le fruit de 7 ans de travail et de nombreuses histoires intimes. 

L'origine de ce projet revêt une dimension très personnelle pour toi. Pourrais-tu nous parler de la manière dont le sauna à fumée a marqué ta vie et t'a incitée à réaliser ce film ? 

L'idée de considérer le sauna à fumée comme un safe space remonte à l'époque où j'avais 11 ans. Mon grand-père venait de mourir, son corps était encore dans la ferme. La veille de ses funérailles, nous sommes allées au sauna à fumée avec ma grand-mère, ma tante et ma nièce. Là, ma grand-mère nous a révélé que mon grand-père l'avait trompée – pas une fois, mais plusieurs fois –, qu'il vivait avec une autre femme. Elle a avoué à quel point la vie était difficile pour elle après la guerre et l'occupation soviétique. Elle a libéré toute cette émotion en elle. Elle ressentait beaucoup de honte, de colère et de douleur. C'était très touchant de la voir nous ouvrir son cœur. Nous l'avons écoutée et montré notre soutien. Quand nous sommes sorties et nous sommes rhabillées, j'ai senti qu'elle était désormais en paix avec mon grand-père et que nous pouvions enterrer celui-ci le lendemain. J'ai commencé à voir le sauna sous un autre angle et j'ai réalisé qu'il existe sur cette terre un espace sûr où toutes nos émotions et toutes nos expériences peuvent être partagées. Vous savez, quand vous sortez du sauna, le monde reste tel qu'il est, mais cet espace devient comme une partie de votre corps. Il reste avec vous.

Plus concrètement, l'idée du film m'est venue lorsque j'étais dans un temple bouddhiste avec ma mère, avec qui j'avais une relation tumultueuse. Nous faisions une retraite silencieuse de 26 jours en Thaïlande pendant lesquels il nous était interdit de parler, de lire ou d'écrire. C'est là que j'ai commencé à réfléchir aux voix, car même si tu ne parles pas, il y a des voix dans ta tête. Je me posais des questions : Comment reconnaître ma voix ? Comment savoir si ma voix, mes rêves, mes aspirations étaient vraiment les miens ? D'où venaient-elles ? Il y avait aussi beaucoup de voix qui ont été rendues muettes d'une génération à l'autre. C'est alors qu'est née l'idée du film – se servir de cet espace sûr qu'est le sauna à fumée et donner à ces femmes l'occasion de se connecter à leurs voix et de les partager entre elles mais aussi avec un public plus large. Même si la culture et l'aspect spirituel du sauna à fumée sont originaires du sud-ouest de l'Estonie et figurent d’ailleurs dans la liste des patrimoines immatériels de l'UNESCO, chacune de nous qui a participé au film a pensé que tout le monde pouvait se sentir lié à cette expérience.

L'aspect intergénérationnel est effectivement très présent dans les récits de ces femmes. On sent que les préjugés et les traumatismes liés au corps féminin sont transmis et perpétrés à travers la famille. As-tu fait des observations similaires ? 

L'un des premiers récits qu'on entend dans le film et qui m'a particulièrement frappée, dans le sens où j'ai compris à quel point nous avons intériorisé le système patriarcal, c'est le moment où les mères avouent que leur premier regard sur leur petite fille après l'accouchement était un jugement.Quand on parle du patriarcat, il est très important pour moi de souligner que le système patriarcal va au-delà des genres et que c'est contre ce système que nous devons vraiment travailler. Dans ma famille aussi, des femmes portaient en elles la sagesse du sauna à fumée où tous les différents corps sont bienvenus, mais il y avait aussi celles qui avaient ce regard patriarcal et critique sur les corps des femmes. Bien sûr, quand quelqu'un porte un regard critique envers les autres, en réalité, ce regard est destiné à soi-même.

C'était également important d'aller au-delà des traumatismes individuels et de comprendre le contexte et la lignée de ces traumatismes. Il faut garder à l'esprit que l'essence de la lutte contre le patriarcat, c'est de combattre le système – mais de combattre ensemble, car nous en souffrons tous. D'ailleurs, les saunas à fumée ne sont pas réservés aux sororités. Lorsque le film est sorti en Estonie, on m'a fait des offres très concrètes pour réaliser un film sur « Smoke Sauna Brotherhood ». Vous savez, à chaque session de sauna où il y avait des hommes, ils demandaient souvent pourquoi ils parlaient toujours de choses triviales et jamais de choses sérieuses, pourquoi ils évitaient l'intimité. On peut très bien parler de la manière dont eux aussi souffrent du patriarcat. Pour moi, la vraie force réside dans le courage d'être vulnérable. Au cours des 7 années de préparation pour le film, je me suis rendu compte que le plus important était de pouvoir aborder les sujets inconfortables – la vulnérabilité, la honte, la douleur, la peur. Disons qu'on va parler du sujet du viol. Aujourd'hui en Estonie, peut-être que nous sommes plus ouverts pour en parler, mais ce que j'ai moi-même constaté, c'est que si je veux parler du viol, on me demande de le faire de manière plus appropriée. Or, il n'y a rien d'approprié dans le viol. Vous voulez que je parle du viol ? Alors parlons vraiment du viol. Parlons vraiment de ce qui est inacceptable.

Tout au long du film, les sujets abordés par les femmes sont assez lourds, allant des traumatismes familiaux au cancer et au viol. Comment parviennent-elles à se confier sur des sujets si délicats ?

À l'intérieur d'un sauna à fumée, il est important de prendre son temps. La séance moyenne dure environ trois à quatre heures. Donc, on ne commence pas par raconter les choses les plus embarrassantes ou douloureuses. Imagine que tu es dans cet espace très chaud, toute nue dans le noir. Pendant la première demi-heure, tu restes dans le silence. Ensuite, à travers la chaleur, commence le nettoyage physique, suivi d'un nettoyage émotionnel qui va aux profondeurs de ton être. Tu peux sortir pour respirer un peu, puis revenir, et ainsi de suite. Quand tu ressens un sentiment de sécurité, quand tu éprouves la possibilité de parler, de partager, d'entendre, c'est là que ça commence vraiment. En t'ouvrant, tu te débarrasses de la honte, de la douleur. L'écoute est également un aspect crucial du processus. Parce qu'on pense souvent qu'on s’entend les uns les autres, mais en réalité on ne le fait pas : on entend nos propres pensées, on a tendance à juger, à donner des leçons.

Toutes les femmes saluent le sauna en y entrant, établissant ainsi un contact direct avec cet espace. On dirait qu'elles se confient au sauna lui-même, comme s'il était une entité vivante.

C'est exactement comme tu viens de dire. La culture võro-seto, dans la région sud-ouest en Estonie, perçoit le sauna comme une entité vivante. Les femmes y accouchaient, lavaient les morts et s'en servaient pour la guérison. C'est pour cela que quand on y entre, on salue toujours l'esprit de sauna et on sort en le remerciant. L'eau aussi est un élément important. C'est lui qui porte le pouvoir de transformation. Ma grand-mère, qui était guérisseuse et gardienne de sauna, disait que certains traumatismes à l'intérieur de nous sont gelés comme des glaces. Donc parfois, on peut se sentir bloqué dans un hiver sombre et profond où il n'y a que de la glace autour, mais il est important de se rappeler que cette glace a le pouvoir de s'écouler à nouveau. On a ce pouvoir. On a juste besoin de chaleur et de sécurité pour faire fondre les traumatismes.

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Une autre figure qui se démarque est une vieille femme dont on voit la silhouette à travers la fumée, comme une incarnation de l'esprit du sauna. Pourrais-tu nous parler de son histoire et de sa connexion avec toi ? 

Ma grand-mère du sud, celle qui était gardienne de sauna, est décédée il y a 20 ans. Bien évidemment, elle n'a pas pu être dans le film. J'ai rencontré cette vieille dame par hasard. Je faisais partie d'un groupe qui effectuait des fouilles archéologiques dans le sud-ouest de l'Estonie, à Setomaa. Le soir, généralement, on dormait dehors, allumait des feux de joie et chantait. Un soir, on avait décidé d'explorer les environs pour voir s'il y avait un village. On avait découvert une ferme au milieu de nulle part. À l'intérieur, il y avait cette dame qui m'a dit en me voyant : « Je vous attendais ». J'étais choquée ! Elle avait entendu mes chansons et savait que nous allions nous rencontrer. Elle se souvenait de ces chansons de son enfance, mais personne dans leur village ne les chantait plus. Nous nous sommes immédiatement connectées. Elle me disait : « Désormais, je vais être ta nouvelle grand-mère seto. » Nous étions très proches l'une de l'autre. Je l'avais filmée bien avant le film. Plus tard, lorsque nous avons obtenu le budget pour la production, elle était déjà décédée. Mais j’éprouvais le sentiment puissant qu'elle devait être dans le film. Elle me rappelait ma grand-mère. Elle me rappelait aussi l'esprit du sauna – comme si sa voix était celle de nos aïeules. Tout le monde me disait que visuellement, ses images ne collaient pas avec le reste du film. Mais je savais qu'il devait y avoir un moyen. Je l'ai priée : « S'il te plaît, viens dans mes rêves, montre-moi le chemin ». Et elle est venue ! Elle m'est apparue à l'intérieur de la fumée. Le lendemain, nous avons projeté son visage sur la fumée et utilisé ses images. Ça a parfaitement fonctionné !

Revenons un peu à la question du regard. Le regard masculin et l'objectivation des corps féminins qui en découle sont tellement incrustés dans nos manières de voir et de représenter que même en étant conscient de cela, il n'est pas toujours facile de les éviter. Quel processus as-tu suivi pour t'en détacher ?

C'était l'une de mes plus grandes craintes. Tout le monde a le droit de faire l'expérience du sauna et à l'intérieur, il n'y a pas de place pour le regard masculin, dans le sens où on ne sexualise pas les corps. Mais le corps féminin est tellement sexualisé dans notre société que je m'inquiétais de ne pas pouvoir obtenir ce regard dénudé de toute sexualisation. Avec mon chef opérateur, nous avons donc testé la caméra sur mon propre corps pour trouver la bonne distance, le bon regard que l'on cherchait. Je voulais qu'un corps apparaisse tel qu'il est : comme un corps. Car dès la naissance, le corps féminin est déjà conditionné selon les normes de genre. Nous devons nous réapproprier nos corps et déconstruire nos regards. Je peux dire que filmer mon propre corps était très utile et avait même des effets thérapeutiques sur moi. Pour le tournage, on a montré aux femmes les images que l'on avait filmées, car il était très important qu'elles sachent comment leurs corps allaient apparaître dans le film, qu'elles me fassent confiance et se sentent à l'aise et en sécurité.

As-tu jamais envisagé de te mettre devant la caméra et de te joindre à elles ?

J'étais aussi parmi elles. J'apparais de temps en temps, mais cela n'a pas vraiment d'importance.

En effet, ce qui constitue la force et la singularité du film est la manière dont il évite d'établir une narration qui s’appuie sur les « personnages ». On ne parvient pas vraiment à distinguer qui parle, à qui appartient telle ou telle histoire.

Je voulais surtout rapprocher l'atmosphère du sauna à celle d'une salle de cinéma obscure, de manière à ce que l'audience ait l'impression qu'elle en fait partie et participe également au processus de guérison. J'ai participé à des sessions de sauna où je ne savais pas qui était là, parce qu'on est dans l'obscurité totale. Le sauna, c'est un peu le contraire des réseaux sociaux, où on s'habille en fonction de la manière dont nous voulons que les autres nous voient. Alors que dans le sauna, on laisse tout derrière. Par exemple, 25 femmes avaient participé au film. Cela aurait pu être 5 ou 50, peu importe. C'est une expérience collective où chacune a le droit de parler et d'être écoutée.

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Comment cette sororité a-t-elle été créée ? 

J'ai d'abord fondé une sororité avec mes amies, mais comme l'Estonie est assez petite, notre groupe s'est rapidement agrandi. Des femmes que je ne connaissais pas ont commencé à me contacter. Il y a même une femme qui est venue jusqu'à la ferme où je vis et travaille pour me dire : « Où est le sauna ? Je veux être dans votre film ! » D'ailleurs, elle finit par apparaître dans le film. Mais je ne leur ai jamais demandé de raconter leurs histoires. Nous n'avons jamais discuté de ce dont nous allions parler avant les séances. Je me suis fixé la règle de ne jamais essayer de convaincre les femmes de participer au film, car je ne voulais pas que ma voix prévale sur les leurs. Même avec mes amies, j'ai été très claire sur mes intentions et le niveau d'intimité que je recherchais. Si elles avaient la moindre hésitation, je n'ai pas insisté. Le film a pris 7 ans à être réalisé et certaines femmes ont changé d'avis et repris contact avec moi parce qu'elles se sentaient prêtes à figurer dans le film.

J'ai aussi pris un grand risque lors du tournage en ne demandant pas aux participantes de signer une autorisation de droit à l'image avant de les filmer. Il m'a semblé très erroné de le demander à ces femmes qui ont accepté de se mettre à nu, corps et esprit. Ma productrice, Marianna Ostrat, qui partageait ma vision, m'a fait confiance et a pris d'énormes risques. Nous sommes convenues qu'elles pourraient donner leur accord ou non en post-production, une fois que j'aurais montré le montage final du film. Je voulais que personne ne sente que je leur imposais quoi que ce soit.

Tu as donc fait preuve de vulnérabilité de ton côté. 

Bien sûr ! En tant que cinéastes, nous devons être prêts à prendre des risques et à nous sentir vulnérables. Nous pouvons créer des films audacieux et puissants tout en étant transparents et ouverts aux autres. L'important, ce n'est pas tant les histoires que nous racontons, mais le processus même qui nous permet de les raconter. Nous ne sommes pas obligés de suivre les approches conventionnelles enseignées dans les écoles de cinéma, qui, pour la plupart, sont fondées sur des cinéastes hommes se voyant comme des dieux tout-puissants, capables de faire tout ce qu'ils veulent.

Parlons un peu des aspects techniques. En regardant le film, il est impossible de ne pas se poser constamment la question : « Mais comment a-t-elle pu filmer à l'intérieur d'un sauna ?! »

Au début, plusieurs chefs opérateurs que j'ai contactés m'ont dit que ce n'était pas possible de filmer à l'intérieur du sauna car la température moyenne est de 80 °C, voire 90 °C. Les saunas à fumée n'ont pas de cheminée, donc on doit les chauffer pendant 6 ou 8 heures avant d'y entrer, après avoir laissé sortir la fumée. Ce que nous avons fait, c'était de placer la caméra et les objectifs sur le sol au même moment où nous avons commencé à chauffer le sauna. Toutes les 2 heures, nous avons légèrement déplacé la caméra par rapport au sol afin de l'adapter à la température du sauna. Nous avons également placé des caméras à l'extérieur, car il n'est pas possible d'utiliser les mêmes objectifs dans des températures de 80 °C et de -20 °C. Comme la caméra était en métal, le chef opérateur a dû porter des gants et des vêtements de protection. C'était un vrai défi pour nous de garantir le bon fonctionnement technique tout en préservant le sens de sécurité et d'intimité de chaque femme. Mais nous avons tous survécu. Peut-être aurais-je dû ajouter la mention « Personne n'a été blessé lors du tournage » à la fin du film !

Dans le film, la sororité que tu as mise en scène est assez restreinte. Une fois le film terminé, tu partages cette intimité avec un plus grand nombre de personnes. Comment as-tu vécu ce changement d'échelle, passant de l'intime au public ? 

Nous avons tourné ce film dans un petit coin du monde. Beaucoup de personnes n'avaient pas cru au film, et nous avons eu du mal à trouver du financement. Pourtant, aujourd'hui, ce film a marqué un moment historique dans le cinéma estonien. Il a montré qu'on peut atteindre l'universalité à travers le local. Beaucoup de gens m'écrivent et partagent leurs histoires. Ces connexions qui participent à un processus collectif de guérison me donnent de l'espoir. C'est cela que nous avons cherché dans le sauna à fumée. Nous pouvons être différents, avoir des systèmes de croyance différents, voter pour des partis politiques différents, mais nous pouvons toujours nous entendre les uns les autres. Je crois que c'est ce dont le monde actuel a besoin : aller au-delà de nos différences pour établir des liens, au lieu de nous renfermer dans nos bulles respectives. Personnellement, j'ai rencontré 30 personnes qui m'ont dit qu'ils avaient regardé le film 6 fois. Quand je leur ai demandé pourquoi ils étaient allés au cinéma tant de fois, ils m'ont répondu, souvent dans différents lieux et en différentes langues, qu'à un certain point, ils n'allaient pas au cinéma pour voir le film mais pour refaire l'expérience de cet espace, comme si la salle était le sauna et qu'ils contemplaient leurs propres sentiments et pensées. Cela m'a permis de comprendre combien nous, les humains, manquons de ce type d'espaces sûrs dans notre vie. J'espère que le film aidera les gens à créer leurs propres espaces sûrs où qu'ils soient.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu.