RENCONTRE AVEC SANDHYA SURI – « J’ai une grande confiance en l’intelligence des spectateurs »

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Pour son premier long métrage de fiction, la réalisatrice indienne suit une policière confrontée au meurtre brutal d’une jeune femme musulmane dans un petit village fictif. De passage à Paris, la documentariste de formation nous a parlé de ses choix esthétiques et narratifs, mais aussi de ses méthodes de travail.

Vous avez réalisé plusieurs documentaires avant Santosh. Pourquoi choisir de passer pour la première fois au long métrage de fiction ?

Au départ, je n’avais pas envie de faire de la fiction. Je voulais d’abord parler de la violence envers les femmes. J’ai bien tenté de traduire ça en documentaire mais j’avais l’impression que simplement tenir la caméra et le montrer ne me convenait pas. Ce que je voulais, c’était comprendre. Pendant mes recherches, je suis tombée sur l’image d’une femme policière face à une foule qui protestait contre le viol de Nirbhaya, en 2012 [« Nirbhaya », qui signifie « sans peur », est le surnom donné à Jyoti Singh, une jeune femme de 23 ans violée et battue à mort par six hommes dans un bus à New Dehli, ndlr]. J’ai trouvé ça très intéressant de voir cette femme endosser un uniforme qui symbolise le pouvoir, et parfois même l’abus de pouvoir et la violence. De l’autre côté, il y avait la violence infligée à ces femmes qui ne sont jamais en sécurité dans la rue. Cette policière avait une expression singulière et je me suis dit que c’était elle qui devait raconter l’histoire de cette violence. J’allais en parler via son point de vue. Très vite, vous réalisez qu’il est impossible de faire un documentaire sur les femmes au sein de la police, parce que l’accès est interdit. C’est comme ça que je me suis lancée dans la fiction.

Que vouliez-vous raconter de cette violence envers les femmes au sein de la société indienne ?

Je ne fais pas des films pour dire les choses mais pour explorer, comprendre des enjeux et poser des questions. La violence était mon point de départ, et notamment la violence qui touche de façon disproportionnée les femmes appartenant aux castes les plus modestes. Cela m’a menée vers toute une mosaïque de choses qui composent la société indienne : la misogynie, le système de castes, la violence, la corruption… Mais il ne s’agissait pas de pointer doctement chacun de ces « gros » sujets. Je voulais faire un film qui se déroule dans un espace, un lieu où toutes ces choses coexistent, flottent dans l’air. Et qui pose ensuite la question de ce que cela peut avoir comme effet sur une personne qui se retrouverait soudainement dans cet espace. Que lui arrive-t-il lorsqu’elle est exposée à tout cela ?

Comment avez-vous écrit le film pour garder une grande cohérence alors que précisément, vous parlez de beaucoup de choses différentes, que ce soit la religion, les violences faites aux femmes, ou encore les inégalités socio-économiques ?
Je n’aime pas les choses didactiques. Ce n’est pas ma vision du cinéma. Je me suis donc concentrée sur le lieu [de l’action]. Un endroit merdique, où tout le monde se comporte comme ça et où toutes ces injustices paraissent normales. Une ville dégueulasse périurbaine, semi-rurale. J’y ai placé mon personnage principal pour voir comment elle allait survivre et se développer. J’ai toujours su que j’allais tout raconter par son prisme à elle.

Pourquoi choisir une ville fictive ?

Il est toujours facile de montrer du doigt tel ou tel endroit mais la réalité, c’est que cela existe partout. C’était important pour moi que le lieu du film puisse être n’importe lequel.

Comment avez-vous choisi Shahana Goswami, l’actrice qui joue Santosh ?

Je l’ai trouvée le dernier jour du casting. Elle était un peu plus âgée que ce que j’imaginais pour mon personnage donc je n’avais pas pensé à elle mais lorsqu’elle est arrivée, elle avait la complexité que je recherchais pour Santosh. Elle n’était pas trop naïve, elle avait un corps qui en imposait dans l’uniforme et en même temps, une sorte de retenue… Elle avait de la dureté et de la passion en elle. Et son visage est très expressif. Pendant le casting, j’ai vu qu’elle était aussi très polyvalente. Elle allait avoir beaucoup de choses à jouer dans le film et j’ai rapidement compris qu’elle en était capable.

Face à Santosh, on retrouve un personnage fascinant : celui de Sharma, sa cheffe, qui est aussi une femme mais très ambigüe. À la fois violente et bienveillante avec Santosh…

Nous avons besoin de plus d’espace pour les personnages féminins complexes au cinéma, mais aussi pour les personnages féminins qui ont des choix moraux à faire. Sharma prend beaucoup de décisions qui, lorsqu’elle les explique, paraissent à la fois horribles et compréhensibles. C’est intéressant car elle a à la fois une approche féministe des choses, grâce à son expérience, et en même temps des raisonnements très problématiques. Ce qui m’intéressait, c’était comment elle s’arrangeait elle-même avec ses décisions.

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Aviez-vous des inspirations visuelles et esthétiques pour le film ?

Tout est venu de mes recherches, du temps que j’ai passé dans des commissariats et des détails que j'ai notés. La vraie vie m’inspire toujours plus que les autres films. Je voulais quelque chose d’organique et d’immersif, y compris en termes d’ambiance sonore. Surtout, pas de caméra trop appuyée et un naturalisme toujours présent.

En parlant de son, il n’y a pas de musique autre que celle écoutée par les personnages dans le film, à l’exception du générique de fin. Pourquoi ?

Je trouve ça tout à fait normal, je ne comprends même pas que ça puisse choquer les gens. Personnellement, je n’aime pas trop la musique dans les films. Pour Santosh, je voulais que les spectateurs soient actifs. Et parfois, la musique produit l’effet inverse, elle vous envahit et vous dit quoi ressentir. À Cannes, c’était la première fois que je montrais mon film donc j’étais nerveuse, et à un moment, j’ai osé regarder autour de moi. J’ai vu des gens qui écoutaient ! Parfois, je crois que l’absence de musique au profit d’un environnement sonore qui se déploie, puis se ferme, cela permet une immersion active dans le film. J’aime tant le son, toutes ses nuances, tous les détails avec lesquels vous pouvez travailler pour donner de la réalité à votre espace. Je n’aurais pas su quoi faire d’une bande-originale… En revanche, je savais que j’en voulais une pour le générique de fin, qui puisse résumer tous les sentiments du film. Quelque chose de provocant, mélancolique et en colère à la fois. On a travaillé longtemps pour arriver au morceau composé par Luisa Gerstein, que je trouve brillant.

À vous écouter, on a l’impression que c’est la subtilité qui guide votre travail de réalisatrice…

Parfois, je le fais même trop. Mais c’est important pour moi, j’ai une grande confiance dans les spectateurs et leur intelligence. Si on leur donne l’espace pour interagir, pour s’impliquer, si on ne comble pas tous les trous, alors il y a une sorte de contrat entre le cinéaste et son audience pour que chacun ait toute sa place et accorde son respect à l’autre. Bien sûr, je teste des choses pendant le processus de fabrication du film. Je vérifie ce que les gens comprennent ou non pendant les projections et au montage. Mais oui, j’espère avoir assez tenu la main des gens pour qu’ils ne soient pas perdus, tout en leur laissant l’espace de leurs propres émotions et de leurs propres pensées.

Avez-vous aussi confiance dans le pouvoir du cinéma de porter des sujets comme ceux, très durs, de Santosh ?

Je viens du documentaire, et souvent on commence là-dedans en se disant qu’on va changer le monde… Mais je ne sais pas. C’était intéressant de voir la réaction de la presse internationale, qui trouvait que le film posait des questions difficiles au spectateur, au lieu de simplement dénoncer. Mon objectif en tout cas, c’était de le questionner sur son propre positionnement par rapport à tous les thèmes abordés dans le film. Où se situe-t-il par rapport à l’islamophobie ambiante ? À la haine des étrangers ? Aux discriminations ? Ce sont des questions pertinentes partout.

Vous avez vécu au Japon, vous êtes désormais à Londres. Que change le fait d’habiter à l’étranger dans votre manière d’envisager votre pays natal ?

Je crois que je suis d’autant plus précautionneuse. J’ai besoin d’être absolument sûre de ce que je raconte parce que j’ai conscience de parler depuis l’étranger. Je crois donc que cela ne rend mes films que plus rigoureux.

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Comment êtes-vous devenue cinéaste, vous qui avez commencé par des études de mathématiques ?

Je voulais être écrivaine mais j’ai passé ce diplôme de maths pour le plaisir. Cela apprend à votre esprit à réfléchir de manière très singulière, une manière qui ne ressemble à aucune autre. J’ai pensé que c’était un bon entraînement. Toujours pour le plaisir, je suis partie enseigner l’anglais au Japon et c’est là que j’ai découvert le festival du film documentaire de Yamagata. C’était incroyable. J’étais habituée à voir des documentaires à la télévision mais ce que j’ai vu là m’a époustouflée. Le documentaire devenait une forme d’art. J’ai acheté une caméra et j’ai réalisé mon premier film sur le système éducatif japonais, au sein duquel j’exerçais.

Quel genre de cinéaste êtes-vous ? Plutôt à improviser ou à tout écrire et suivre le plan à la lettre ?

Si j’écrivais tout, je mourrais d’ennui ! Ce qui m’excite le plus, c’est lorsque j’ai casté des acteurs non-professionnels, ou quand je prends des risques. Après, c’est comme tout, il faut un peu des deux. J’aime bien contrôler mais j’aime aussi le désordre. En documentaire, il faut être hyper préparé, sinon vous filmez des heures et des heures de rush sans aucun point de vue. Et en même temps, il faut aussi être prêt, parfois, à tout jeter à la poubelle parce qu’une surprise se présente. C’est la même chose avec la fiction. Vous êtes préparé, mais préparé aussi à abandonner certaines choses. Il faut savoir saisir ce qui est vivant sur un plateau, rester ouvert à la magie.

Cette magie justement, est-ce qu’on se rend compte qu’elle opère directement pendant le tournage, ou plutôt au moment du montage ?

Je trouve le tournage très, très dur. Je ne m’y sens pas toujours à ma place, même si le fait d’arriver à gérer me procure aussi une certaine fierté. Alors que j’adore le montage. J’ai monté certains de mes documentaires moi-même, j’adore créer du sens au montage.

Santosh est un film très sévère avec la société indienne dans son ensemble, mais aussi les figures d’autorité. Avez-vous fait face à de la censure ?

Le film a été validé par le ministère de l’Information et des Communications. Nous avions soumis le script et nous avons obtenu une autorisation. Mais ce n’est que le premier niveau de difficulté. Le deuxième, c’est de pouvoir diffuser le film. Et nous n’avons toujours pas de distributeur pour l’instant. Je reste optimiste, car c’est la seule chose que je puisse faire, et j’espère trouver un distributeur assez courageux.

Propos recueillis par Margaux Baralon

Santosh

Écrit et réalisé par Sandhya Suri

Avec Shahana Goswami, Sanjay Bishnoi, Sunita Rajwar…

Royaume-Uni, Allemagne, France

Après la mort de son mari, Santosh, une jeune femme, hérite de son poste et devient policière comme la loi le permet. Lorsqu’elle est appelée sur le lieu du meurtre d’une jeune fille de caste inférieure, Santosh se retrouve plongée dans une enquête tortueuse aux côtés de la charismatique inspectrice Sharma, qui la prend sous son aile.

En salles le 17 juillet 2024.

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