RENCONTRE AVEC JOHANNA PYYKKÖ — «La question de l'identité est à l'origine des histoires les plus intrigantes et intéressantes»

Copyright © Pyramide Films

Ebba, adolescente mal dans sa peau, recueille un soir près du port d’Oslo un mystérieux inconnu. À cet homme amnésique, la jeune femme va faire croire qu’ils entretiennent une liaison passionnelle. Mon parfait inconnu est un grand récit de mythomanie aux ressorts psychologiques implacables, dont la violence contraste avec l’élégance de sa mise en scène. Rencontre avec la réalisatrice finno-suédoise Johanna Pyykkö.  

Mon parfait inconnu prend le point de vue d’une adolescente manipulatrice. Pourquoi avoir choisi d’explorer la thématique du mensonge et de la mythomanie dans votre premier film ?

Il y a trois raisons principales. D’abord, au-delà de parler d’une jeune femme mythomane, je trouvais surtout intéressant d’aborder la question des classes sociales, étant moi-même issue du milieu ouvrier dans un pays très privilégié, la Norvège. Je ne voulais surtout pas parler d’une mythomane issue de la classe supérieure ou de l'aristocratie. Pour cette histoire, il me fallait le point de vue d'une fille de la classe ouvrière qui rêverait, comme c’est souvent le cas, d’appartenir à cet univers de richesses, mais qui en réalité explore peu la société. Il était ainsi très important qu’Ebba soit jeune, que ce soit une adolescente qui explore les thèmes abordés dans le film. Ensuite, plus globalement, je trouve que nous vivons dans une période de mensonges dans notre monde capitaliste, auquel le film répond. Enfin, l’envie de faire ce film provient de ma fascination pour le cerveau humain et la façon dont on peut le traduire à l’écran par le cadrage, la mise en scène et la narration.

Comment avez-vous construit le personnage d’Ebba, qui fascine par sa personnalité à la fois fragile et dangereuse ?

Je trouve ce mélange fascinant chez les femmes capables d’utiliser le mensonge comme un outil pour arriver à leurs fins. Elles sont toujours vulnérables. J’ai voulu accentuer cela avec ce personnage à la fois enfant et adulte. J’ai très vite évacué l’idée de prendre une femme plus âgée, qui serait plus adaptée à la société. Je ne trouve pas que ce type de personnage ait beaucoup été vu au cinéma.

D’ailleurs, vous ne portez aucun jugement moral sur ses actes. 

En effet, mon objectif était que le film ouvre la voie à des émotions ambivalentes à l’égard d’Ebba. Je ne pense pas qu’il faille porter un jugement sur ses personnages. On suit Ebba, mais Mon Parfait Inconnu, c’est une histoire en soi qui n'est pas uniquement liée au personnage. Là, on entre dans une dimension plus philosophique, mais je vois les choses un peu comme un puzzle. Il n'y a peut-être pas de jugement sur le personnage à proprement parler, mais j’ai construit certaines séquences dans le but d’apporter une réflexion philosophique et féministe sur la société. 

On peut parler du film comme d’une exploration de la monstruosité au féminin.

Oui, c'est pour cela que je ne voulais pas que le regard de la caméra sexualise Ebba. J'ai essayé d’être le plus honnête possible dans ma démarche, de créer un personnage basé sur une réalité que j'ai perçue tout en laissant le film poser des questions philosophiques qui tournent autour du capitalisme, de la richesse, de la pauvreté… et ce, dans un contexte européen plus large. Si d’autres films scandinaves ont abordé cette thématique (NDLR : Sick of Myself, de Kristoffer Borgli, Julie en 12 chapitres de Joachim Trier — dont Johanna Pyykkö a été l’assistante sur Thelma), la plupart des personnages de ce type appartiennent à la classe moyenne. C'est là que je me différencie. Je le répète, les sociétés nordiques sont très privilégiées, et cela affecte aussi l'état d'esprit des femmes. Les hommes et les femmes ont une monstruosité égale. C'est pour cette raison, je pense, que nous racontons beaucoup ces histoires actuellement. Pour moi, Mon parfait inconnu parle donc un peu des privilèges du nord de l'Europe par rapport à ce qui se passe dans le sud et le sud-est du continent. Je sais que mes personnages peuvent se rapprocher des stéréotypes, la femme du Nord et l'homme de l’Est, mais j'ai essayé de les replacer dans un film très mystérieux et symbolique qui raconte autre chose. 

Cette opposition géographique sert de décor à une auscultation des dynamiques de couple et la question de l’amour dans nos sociétés : il y a une inégalité entre les personnages, du mensonge, des non-dits, des rapports de domination, de la violence… Tous ces aspects étaient déjà au cœur de votre premier court métrage The Manila Lover (présenté à La Semaine de La Critique en 2019).

D'une certaine manière, c'est vrai. Les personnages se surprennent beaucoup l'un l'autre, comme dans Manila Lover. Mais dans le court métrage, il s'agissait de deux adultes, ce qui affecte beaucoup les enjeux du film et les questions existentielles. Pour revenir à l’opposition géographique, la question de l’identité et le fait d’être un étranger sont à l’origine des histoires les plus intrigantes et intéressantes. Je pense que je me suis toujours moi-même un peu sentie comme une étrangère parce que je suis issue d’une minorité en tant que finno-suédoise résidant en Norvège.

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La violence est tellement courante au cinéma, nous y sommes tellement habitués, qu’elle ne signifie presque plus rien pour le public.
— Johanna Pyykkö

Visuellement, la violence tranche avec la douceur de la photographie et des couleurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos choix ?

Je voulais que le film montre visuellement la classe supérieure des pays nordiques. Il fallait  ressentir leur richesse dans la texture du film. Je voulais qu’il y ait un grain un peu “old cinema”. Ainsi, lorsque vous quittez la salle, vous avez l'impression d'avoir vécu une expérience physique. Je voulais aussi représenter à quel point leur relation est rigide, qu’on puisse ressentir la tension sexuelle particulière entre les personnages, à la fois psychologiquement et physiquement. Parfois, nous nous contentons d'un drame et nous ne donnons pas à l'image les textures que le cinéma peut offrir. Votre question est pertinente, car pour moi, il était indispensable de combiner ce visuel avec la violence du film. La violence est tellement courante au cinéma, nous y sommes tellement habitués qu'elle ne signifie presque plus rien pour le public. Je pense qu'il devrait y avoir beaucoup plus de couches dans la mise en scène et dans la photographie pour aborder ces sujets.

Parlons de vos deux comédiens principaux, Camilla Godø Krohn et Radoslav Vladimirov. Comment les avez-vous dirigés ?

C'était un tournage difficile. J'ai une méthode qui consiste à parler de la psychologie des personnages de manière très honnête et très détaillée en amont. Au moment du tournage, tout est planifié avec les comédiens concernant l’état d’esprit de leurs personnages. L’idée est que sur le plateau, il n’y ait pas besoin de rediscuter avec eux. Ils sont déjà imprégnés de la complexité de leurs rôles. Le film a beaucoup de secrets, mais les acteurs les connaissent tous, car j'aime être très honnête avec eux.  De plus, c’était le premier film de Camilla. Nous avons aussi fait appel à un coordinateur d’intimité pour aborder les scènes les plus délicates de manière très professionnelle et technique. 

Comment est née chez vous l’envie de devenir cinéaste ? 

Enfant, j'ai commencé par le théâtre et le dessin. J’ai donc toujours été fascinée par les images. Puis j'ai vu en cachette la série L’hôpital et ses fantômes de Lars von Trier. Dès le générique, je me suis dit que c'était la meilleure chose que j’avais vue de ma vie. Ensuite, j'ai envisagé de devenir actrice, mais ce n’est qu’à 22 ans que j'ai décidé d'entrer dans le monde de l'art. Vous savez, lorsque vous êtes issue de la classe ouvrière, il n'est pas très naturel de s'orienter vers ce domaine. Il m'a fallu du temps pour découvrir les films de Jane Campion, de Claire Denis… Parce que la représentation masculine était tellement importante à l'époque  ! La perspective féminine n'est pas représentée très clairement à l'école et dans la façon dont nous présentions l'histoire du cinéma. Même si les femmes étaient présentes, elles ne sont pas autant mentionnées. En tant que femme, entrer dans le monde du cinéma a donc pris plus de temps. 

Mettre en scène des personnages féminins complexes, c'est un geste politique pour vous ?

Oui, c'est politique. Mon court métrage Manila Lover (l’histoire d’amour à sens unique entre un norvégien et une philippine) était très clairement un geste politique pour moi. Dès le départ, j’aime travailler dans un intérêt politique et philosophique, puis j'essaie ensuite d'en éloigner le film pour créer une histoire à partir de ces éléments. Pour moi, il faut cacher ses pensées politiques très profondément à l'intérieur, en ajoutant plusieurs couches par-dessus qui en viennent à remettre en question vos propres pensées. Je pense que les meilleurs films sont ceux où vous devez les remettre en question encore et encore.

Le film a beaucoup de secrets, mais les acteurs les connaissent tous, car j’aime être très honnête avec eux.
— Johanna Pyykkö

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Vous avez cité Jane Campion et Claire Denis. Vous avez pu échanger avec elles dans la préparation de Mon Parfait Inconnu. Que vous ont-elles apporté ?

Je suis allée rencontrer Claire Denis dans un café où elle travaille régulièrement. Elle m'a expliqué sa méthode. J’en étais très curieuse, car ses intérêts sont clairs et impactent son œuvre. Quand elle travaille sur la question de la masculinité par exemple, elle est très douée pour l'amener à un niveau symbolique grâce à une foule de détails. Je voulais donc savoir comment elle travaille ses scénarios. Et pour Jane Campion, je me demandais comment elle travaillait la sensualité et la sensorialité avec ses acteurs et comment elle en arrive à un jeu aussi pur. Je les ai toujours admirées toutes les deux. Quand j’étais étudiante en cinéma à l'université, j'ai toujours demandé à les faire venir, comme d’autres cinéastes étrangers qui intervenaient. Ils ne les ont jamais démarchées. C'est pourquoi j'ai essayé de les rencontrer par la suite, opportunité qui m’a été permise grâce à une bourse issue d’un programme pour les femmes cinéastes. Je suis tellement heureuse qu'elles aient accepté de me rencontrer. C'est très généreux de leur part de consacrer du temps à de jeunes réalisatrices.

Pourquoi cet échange entre femmes réalisatrices est primordial pour vous ? 

Pour une question de représentation, mais aussi une question des connaissances qui peuvent être partagées après des décennies de discriminations. Les femmes sont de formidables directrices d’acteurs, elles font des propositions visuelles très fortes. Je trouve génial par exemple de voir à quel point elles sont douées pour rendre les personnages masculins plus complexes. Les réalisateurs ont tendance à s'intéresser à la violence des personnages masculins via une approche intellectuelle. Les réalisatrices, elles, s'intéressent à la violence non seulement via une approche culturelle et intellectuelle, mais aussi à la vulnérabilité du personnage... J'ai vu beaucoup de films et j'ai l'impression que ce sont les réalisatrices qui posent un regard essentiel sur les hommes. Ce savoir, les réalisatrices le partagent parce qu'elles ont été discriminées. Si la situation s’est améliorée, ce n'est pas aussi bien que ça devrait l'être. Ce n'est pas encore 50/50… Dans les pays scandinaves, des réalisatrices émergent (voir nos chroniques sur Pleasure de Ninja Thyberg, Ego de Hanna Bergholm, Ninja Baby d’Yngvild Sve Flikke…), mais les cinéastes masculins bénéficient toujours d’un budget plus important. 

Pour finir, un mot sur votre prochain projet ? 

Les deux projets que j'écris en ce moment traitent des origines et de la maternité par le prisme du cinéma de genre. L'un est plus proche du body horror, l'autre se réclame davantage du fantastique. Mais les deux films seront bien destinés aux adultes ! Ils ont des similitudes avec mes précédents travaux, au niveau de la monstruosité féminine et de l’importance du contexte social. En tout cas, ce sera très féministe.

Propos recueillis par Alicia Arpaïa, le 18/07/2024

Mon parfait inconnu

Réalisé par Johanna Pyykkö

Écrit par Johanna Pyykkö et Jørgen Færøy Flasnes

Avec Camilla Godø Krohn et Radoslav Vladimirov

Norvège, France

Ebba, jeune femme solitaire de 18 ans, travaille dans le port d’Oslo. Un soir, elle découvre à terre un homme d’une grande beauté, blessé à la tête. Se rendant compte qu’il est atteint d’amnésie, elle lui fait croire qu’ils sont amants et leur construit un univers bâti sur le mensonge. Mais progressivement, Ebba comprend que les pires tromperies ne viennent peut-être pas d’elle...

En salles le 24 juillet 2024.

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