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Cannes 2023 : RENCONTRE AVEC JEHNNY BETH – “Il faut savoir se créer des moments de chance à soi”

Chanteuse, compositrice et actrice (on l’avait notamment aperçue dans Un amour impossible de Catherine Corsini ou plus récemment dans Les Olympiades de Jacques Audiard), Jehnny Beth revient cette année à Cannes en tant que coréalisatrice et actrice de son premier court-métrage, Stranger, sélectionné à la Semaine de la Critique. Elle y incarne l’alter ego musical de A, interprétée par Agathe Rousselle, dont le cœur ne bat plus suite à un deuil ; à travers un voyage musical, A va retrouver le rythme de son cœur qui bat. En superposant à sa création musicale le récit filmique, Jehnny Beth explore les possibilités d’expression musicale et se crée un espace d’expression à soi. Rencontre avec une artiste touche-à-tout, qui fait naviguer son univers à travers les arts.

Tu viens à la base de la musique, tu es aussi actrice. Peux-tu nous raconter comment s’est initié ce projet, ton premier en tant que réalisatrice ? Et comment s’est faite cette collaboration avec Iris Chassaigne et Agathe Rousselle ?

Le projet est parti de la musique, que j’ai coécrite avec Johnny Hostile et Malvina. On a écrit une suite de chansons que j’ai appelée Stranger, mais j’avais l’intuition qu’il fallait encore que j’écrive quelque chose pour vraiment comprendre de quoi parlait cette musique. De là est née l’envie d’écrire un court-métrage, une histoire. Agathe (Rousselle) et moi étions souvent castées sur les mêmes rôles : on nous associait beaucoup face à face, et j’avais envie de nous associer côte à côte, parce qu’on a une énergie qui se ressemble ! Je lui ai proposé de coécrire avec moi et Alexandra Dezzi, qui est une romancière et rappeuse. Quand on est actrice, on est beaucoup dans l’attente, et c’est bien de faire.

Les principes de base étaient simples : on allait parler de quelqu’un qui se sent étrangère à elle-même, au monde qui l’entoure, avec une sorte d’absence, représentée par le cœur qui ne bat plus ; et la musique serait là pour participer à la renaissance du personnage. Tout ça n’était pas clair dès le début, mais on savait que mon personnage serait là pour représenter la musique. Je n’étais pas du tout partie pour réaliser, je cherchais quelqu’un pour le faire, et Iris (Chassaigne) est arrivée après plusieurs sursauts. J’ai trouvé évident que son univers allait matcher, qu’elle comblait les trous, je voyais très bien que le film allait gagner en mise en scène avec elle. Pour moi, c’était super de commencer cette expérience avec quelqu’un qui avait plus d’expérience technique que moi. Elle m’a complètement formée, j’étais en stage ! On n’était pas toujours d’accord, mais on était toujours dans le dialogue, on s’obligeait à communiquer, et souvent des idées émergeaient de ce dialogue. C’était très courageux de sa part d’avoir intégré ce projet ; et je lui donnais de la liberté sur le scénario, elle a mis plein d’idées sur les plans-séquences, sur le développement de l’idée du deuil…

Tu avais donc déjà composé toute la musique en amont de l’écriture : comment est-ce qu’on travaille cette superposition de la musique et de l’image sans tomber dans le clip ?

C’était effectivement un des enjeux, avec celui de ne pas tomber dans la comédie musicale. Dans le clip, souvent, la musique et l’image disent la même chose. Iris travaillait justement sur le contraste : l’image n’allait pas forcément être sur le même rythme que la musique. C’est ce dialogue qui permet d’écouter la musique autrement ; ce qui n’est pas du tout le cas dans le clip. Et pour éviter l’écueil de la comédie musicale, on a décidé que mon personnage ne parlerait pas, il ne ferait que chanter. Dans la comédie musicale, il y a toujours ce moment inconfortable où on passe de la parole au chant ; ce moment-là, je n’arrive jamais à m’y faire, même s’il y a des gens qui adorent ! Il fallait donc se questionner sur comment la musique et l’image fonctionnent, quels sons directs utiliser, quand la musique serait intradiégétique ou extradiégétique…

Tu es aussi sur une approche organique de la musique, elle se substitue au cœur qui ne bat plus. Il y a un vrai lien entre la musique et le corps…

Oui, je pense que dans les moments anesthésiants, la musique peut être le seul battement pour remplacer le cœur qui n’est plus là. La musique est un personnage principal dans le court-métrage. Et je ne voulais pas que l’image soit au service de la musique, comme dans le clip. Pour moi le clip, ce n’est pas vraiment de l’art, ça l’était peut-être à une période, mais c’est principalement un objet commercial. 

Stranger, ça parle de deuil et de renaissance à travers ton personnage et celui d’Agathe Rousselle qui fonctionnent en alter ego. Comment est-ce que vous avez travaillé cette écriture, et est-ce que vous aviez des inspirations au niveau du thème ?

J’avais des idées très mainstream en tête pour commencer, j’étais sur Thelma et Louise et Fight Club ! Iris est arrivée avec une référence géniale qui est Attenberg, avec Ariane Labed, un très grand film d’Athina-Rachél Tsangari. Dans ce film, il y a un duo et une musicalité, et c’est quelque chose qu’on a beaucoup travaillé, les chorégraphies, le rythme, même la manière de marcher des personnages. On essayait de se demander : comment marche quelqu’un dont le cœur ne bat plus ? Il s'agit de trouver un rythme qui n’est plus là. On a travaillé dans un va-et-vient entre l’expérience concrète de la répétition et l’écriture.

C’est ta première expérience en tant que réalisatrice, comment c’est de passer de l’autre côté de la caméra ? Tu dis avoir été très formée par la présence d’Iris (Chassaigne), est-ce que ça te donne envie de continuer à réaliser ?

Oui, j’ai des envies de musique très fortes parce que j’ai été depuis un an et demi sur ce court, donc là je pars en tournée musicale. Mais je prépare aussi un rôle de cinéma, et je me rends compte que c’est une expérience qui m’a donné plus d’épaules pour jouer. J’en parlais avec Samuel Theis qui est lui aussi passé du côté de la réalisation, et il disait que ça l’avait libéré sur le jeu. Sur le tournage de Stranger, j’avais en tête toutes les contraintes qui sont de l’ordre de la réalisation, ce qui m’a aidée à jouer de manière beaucoup plus directe. Je pense que maintenant, sur un plateau, je comprends tout à fait les enjeux d’un réalisateur, et je me dis que ma petite question peut attendre et que je n’ai pas à le prendre personnellement ! Les enjeux sur des longs-métrages sont énormes, ce qui valorise encore plus les réalisateur·rices qui font ça d’une manière bienveillante, parce que c’est une pression folle.
Par rapport au fait de continuer à réaliser, sûrement ! C’est encore très frais, on a fini le film il y a deux semaines, mais ça m’a plu, j’ai appris plein de choses pour mon métier d’actrice. Après, j’aime beaucoup faire des choses que je n’ai encore jamais faites.

D’ailleurs, tu parlais du fait que dans les castings, on doit affronter la frustration de ne pas avoir de rôles. Le fait de réaliser, ça t’a permis de créer ton propre espace d’expression artistique ?

Complètement ! C’est un métier terrible, il y a énormément d’acteurs et actrices qui ne tournent pas. Je n’ai jamais voulu me retrouver dans cette position-là, c’est aussi pour ça que j’ai voulu faire de la musique, créer mon propre univers, mon moment. La chance n’arrive pas toujours ; et quand elle arrive il faut la saisir, mais il faut aussi savoir se créer des moments de chance à soi, créer un espace pour des gens comme nous. Le reste vient, mais il ne faut pas attendre. Il y a plein d’acteurs qui le disent : il ne faut pas attendre qu’on nous offre notre moment d’emblée. Évidemment, ça peut arriver, mais il faut avoir une chance folle.

Propos recueillis par Mariana Agier