Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC LOUISE COURVOISIER – « Dans mon village, les gens s’embrouillent pour des questions de fromage »

Copyright Les Films du Losange

Passée par l’école de cinéma Cinéfabrique de Lyon, Louise Courvoisier présente son premier long-métrage, Vingt Dieux, dans la sélection Un certain regard du Festival de Cannes. L’histoire de Totone, jeune adulte qui décide à la mort de son père de se lancer dans la fabrication du comté pour obtenir la médaille d’or du concours agricole (et le gain qui va avec). Terriblement simple, drôle et juste, le film est un mélange de comédie sociale et de western rural. Dans le calme feutré d’un salon du palais des Festivals cannois, la cinéaste décortique son processus artistique.


Comment est né votre premier long-métrage ?

Je pense qu’il existe depuis dix ans dans ma tête. Mais cela fait cinq ans que je travaille vraiment dessus. J’avais envie de parler des gens avec lesquels j’ai grandi dans le Jura. J’en suis partie pour faire mes études à Paris et Lyon. Mais je suis revenue et je voulais raconter ceux qui sont restés sur place. J’ai écrit Vingt Dieux pour eux, à partir d’eux, en inscrivant le film dans le territoire. J’avais envie de me mettre à leur niveau, en évitant surtout d’avoir un regard trop citadin ou trop supérieur. L’histoire du fromage est venue après, pour habiller le tout. Il y a plein d’histoires de fromage dans mon village, les gens s’embrouillent pour des questions de fromage. Je trouvais marrant d’utiliser ça comme outil narratif.

Justement, comment trouver la bonne distance pour raconter le monde rural, souvent caricaturé au cinéma ?

Je pense que cela passe aussi par le fait de ne pas faire de cadeaux aux personnages. Ils sont chargés, on montre leurs fragilités, leurs cassures, les endroits où ça déborde. C’est important pour ne pas en faire des gentils petits de la campagne mais des personnages complexes. Je me suis inspirée de tout ce que j’ai vécu en grandissant. J’ai passé ma jeunesse dans les bals et les comices agricoles, donc ce n’était pas un effort pour moi.

Vous aviez aussi déjà fabriqué du comté ?

Non. (rires) On avait un coach fromager super qui nous a appris à faire du fromage. Il l’a d’ailleurs surtout appris à Clément Faveau [l’acteur principal] puisque c’est vraiment lui qui a fabriqué le comté en direct pendant le tournage. Ce n’est pas de la fiction. On a simplement baissé [la température du chaudron de lait] de quelques degrés pour préserver un peu l’acteur [qui, dans cette scène, a dû plonger ses bras dedans, ndlr]. Mais Clément est agriculteur dans la vie, il travaille dans la volaille. Donc il avait déjà une certaine résistance.

Tous vos comédiens sont non-professionnels. Comment s’est déroulé le casting ?

Pendant un an, accompagnée par une directrice, puis un directeur de casting, j’ai écumé les bals, les comices, les courses de tracteurs-tondeuses, de stock-cars, de motos-cross. Je suis allée dans les lycées agricoles aussi. Quand des profils m’intéressaient, j’allais vers eux et je demandais s’ils étaient d’accord pour passer un casting. Chez moi, les gens sont un peu sauvages. Donc il faut les convaincre et souvent, au début, ça résiste un peu. Parfois, cela résiste même complètement. Mais quand on essuyait un refus, on proposait quand même d’essayer de se rencontrer. Petit à petit, la curiosité pouvait alors naître. Mais c’était important que j’y sois, je ne pouvais pas laisser le casting entièrement à d’autres. Ne serait-ce que parce que lorsque je disais que j’étais du coin, les gens étaient rassurés.

Qu’est-ce que vous recherchiez pour le rôle de Totone ?

Il fallait quelqu’un de vif, nerveux, tonique, mais aussi meneur charismatique avec des fragilités. Ce n’était pas facile de trouver un tel équilibre. Clément avait exactement cette énergie. La première fois que je l’ai rencontré, il me parlait et, en même temps, engueulait son chien et regardait les tracteurs dehors. Il n’essayait pas du tout de plaire. Et c’est cela qui est incroyable avec le casting non-professionnel : on va chercher les gens, mais eux ne cherchent pas forcément à avoir le rôle. Cela donne une espèce d’authenticité, de vérité, assez magique quand on arrive à la capter.

Clément Faveau a-t-il été facile à convaincre ?

Au début, il m’a dit non. Ensuite il a accepté qu’on se revoie. Il envisageait de jouer un jour ou deux, pas plus, pour faire de la figuration. On lui a laissé le temps de réfléchir et au casting, il nous a dit en avoir parlé à ses patrons, qui lui ont vanté une bonne expérience. Il pouvait se libérer pendant deux mois. Finalement, on a fait tout le film ensemble. Mais ce qui est drôle, c’est que lorsque je lui ai proposé le rôle principal, il m’a répondu : « Je n’y vois pas d’inconvénient. » C’était sa manière à lui de dire oui.

La comédie est une mécanique de grande précision. Comment avez-vous travaillé l’écriture du film ?

Avec mon coscénariste, on n’a pas spécialement essayé de faire une comédie. On avait envie d’humour bien sûr, mais le fait que tout ne repose pas sur le rire décomplexe l’écriture. Je savais aussi déjà que je voulais jouer sur les contrepieds. Par exemple, je ne voulais pas mettre de sensualité dans les scènes d’intimité. Je préférais y mettre de la maladresse et glisser la sensualité ailleurs. Après, ce qui fonctionne, ce sont les comédiens qui s’approprient le texte. On a beaucoup répété ensemble pour que cela sonne bien dans leur bouche, que les mots leur ressemblent. Et avec l’accent, ça prend vie.

Vingt Dieux est une histoire de fromage, mais aussi d’apprentissage… Totone apprend à faire du comté et des cunnilingus…

Et les deux sont essentiels ! (rires) Je voulais une vraie trajectoire de fiction, pas simplement faire une chronique de la jeunesse rurale.

Du côté de la mise en scène, vous aviez déjà des images en tête pendant l’écriture ?

Je n’avais même que ça. Bizarrement, le résultat est assez proche de l’idée que je m’en faisais. D’abord parce que je connaissais déjà les paysages, donc je savais quelles couleurs je voulais. Ensuite parce que c’est ma sœur qui a fait les décors. Et comme elle est un peu dans ma tête, elle savait exactement ce que je voulais. Avec le chef opérateur, on vient de la même école, on a grandi artistiquement ensemble, donc il connaît mes références et nous avons des goûts assez proches.

Quelles sont justement vos inspirations ?

Plutôt américaines. J’aime beaucoup le cinéma américain des années 1970 avec des héros qui n’en sont pas, des paysages et de la sueur, une ambiance transpirante. Le ton entre humour et réalité sociale vient peut-être plus des Anglais, que j’admire aussi. Je me suis inspirée de La Part des anges, de Ken Loach. Il y a donc plein de références mais en même temps, je n’ai pas voulu imiter quoi que ce soit. J’ai l’impression d’avoir été plus inspirée par la réalité que par d’autres films pour Vingt Dieux.

Votre sœur a fait les décors mais il y a beaucoup d’autres Courvoisier au générique. C’est un film fabriqué en famille ?

Ma mère et mon frère ont fait la musique, avec l’aide de mon père. Mon autre frère était chef constructeur sur les décors. Ils n’avaient jamais travaillé dans le cinéma, mais je savais qu’ils étaient capables de le faire. On est très proches. J’ai besoin de bien m’entourer pour travailler en confiance mais aussi être une personne bienveillante. Quand on est trop en fragilité, ce qui est le cas quand on fait un film, il arrive vite de se sentir seule ou de devenir une présence peu agréable pour le reste de l’équipe. J’avais besoin d’avoir un entourage solide pour ne pas me sentir menacée. Ce confort me permettait d’être ouverte aux gens et la plus bienveillante possible. Je pense que c’est la base, pour ne pas avoir à compenser une espèce de besoin d’exister parce qu’on est perdu. Il y avait d’ailleurs aussi beaucoup de gens de la région dans l’équipe, car je ne voulais pas qu’on débarque, que le tournage bouscule tout, et qu’on se casse. J’ai pris un risque en mêlant les gens du coin à cette expérience et j’avais besoin qu’elle se passe bien.

Vous avez déjà en tête votre prochain projet ?

J’ai des idées, mais je n’ai fini Vingt Dieux que trois jours avant d’arriver [au Festival de Cannes] ! Il faut que je voie si cela tient. Je suis facilement habitée par les projets que je fais, donc il faut que cela ait du sens pour moi. Je ne veux pas faire un film pour faire un film.

Propos recueillis par Margaux Baralon

Cette interview a été réalisée en mai 2024, lors du Festival de Cannes.

Vingt dieux

De Louise Courvoisier

Ecrit par Louise Courvoisier, Théo Abadie

Avec Clément Favreau, Luna Garret, Mathis Bernard

Totone, 18 ans, passe le plus clair de son temps à boire des bières et écumer les bals du Jura avec sa bande de potes. Mais la réalité le rattrape : il doit s’occuper de sa petite sœur de 7 ans et trouver un moyen de gagner sa vie. Il se met alors en tête de fabriquer le meilleur comté de la région, celui avec lequel il remporterait la médaille d’or du concours agricole et 30 000 euros.

Prochainement en salles.

Précédent
Précédent

Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC ANDREA ARNOLD – « Aujourd’hui, c’est par le biais de la vidéo que les jeunes s’approprient leur vie »

Suivant
Suivant

LA MORSURE - Romain de Saint-Blanquat