NOËL À MILLER’S POINT- Tyler Taormina
Copyright Paname Distribution
Magie de Noël
Noël à Miller’s Point nous prévient dès le début : “It will be a hell of a night”! Après un départ sur les chapeaux de roue, le film nous embarque dans la maison familiale des Balsano, famille italo-américaine qui se réunit pour le réveillon. Pour son troisième long-métrage, présenté à la dernière Quinzaine des cinéastes à Cannes, le jeune réalisateur Tyler Taormina signe une comédie de Noël décalée, à la fois réjouissante et mélancolique, et tient sa promesse initiale.
Dans son très beau premier film Ham on rye (2021), Taormina s’intéressait à l’ennui des adolescent·es américain·es qui explorent leur banlieue pavillonnaire comme un monde enchanté, entre mystère inquiétant et émerveillement du quotidien : un restaurant de sandwichs réputés, une fête de lycéen·nes, un bal de promo… Dans son nouveau film, Noël à Miller’s Point, le cinéaste poursuit cette exploration des rites de passage entre générations, toujours dans le quartier de Long Island, à l’est de New York, où il a grandi. Alors que les parents boivent et préparent le dîner de Noël, les ados quittent la maison en douce pour une aventure nocturne, entre le parking d’une station-service et celui d’un magasin de bagels, à la lisière de la forêt. Dans la nuit hivernale, le temps et l’espace semblent se distordre et révèlent, derrière la lumière éblouissante des décorations, les affres d’une famille en proie au temps qui passe. La génération des parents s'inquiète du vieillissement de la grand-mère et de la nécessité de vendre la maison, alors que les plus jeunes tentent de se créer des souvenirs pour échapper au spleen. Là où Ham on rye se caractérisait par une langueur cotonneuse, Noel à Miller’s Point saisit par sa frénésie clinquante. La filmographie de Taormina, figure de la nouvelle génération du cinéma indépendant américain, dépasse ainsi la seule peinture du folklore états-unien, et questionne le rapport de ses personnages au groupe, à la famille et aux rites cérémoniaux. Aussi drôle que touchante, la famille Balsano est entourée de personnalités hétéroclites dignes d’une fable (un duo de policiers taciturnes, une boulangère à cran, un vendeur méfiant…). Tout ce beau monde est incarné avec justesse par une flopée d’acteur·ices aux patronymes plus ou moins connus (Michael Cera, Maria Dizzia, Francesca Scorsese, Elsie Fisher, Ben Shenkman, Sawyer Spielberg, Gregg Turkington…), créant une bande éclectique et joyeuse.
Entre les gressins au salami et le déballage des cadeaux, la caméra se déplace d’une pièce à l’autre, nous livrant des bribes de conversations plus ou moins décousues dans un décor aux allures de maison de poupée. Il y a une ironie maligne dans l’annonce initiale d’une nuit d’enfer : si le scénario ne manque pas de rebondissements, il est aussi construit sans impératifs narratifs traditionnels, il ne se concentre pas sur une intrigue avec un début, une apogée et une fin. Tyler Taormina s’attache plus à peindre l’atmosphère et ce qui fait le sel d’une célébration familiale qu’à résoudre une intrigue. Ce Noël sera-t-il le dernier à Miller’s Point ? La jeune Emily va-t-elle offrir un cadeau à sa mère ? Sa mère, Kathleen, va-t-elle révéler le secret que son frère lui a confié ? Tout cela dans le fond importe peu, et c’est tant mieux. L'enchaînement des pièces finit par créer une mosaïque, un portrait sous forme de puzzle, un chaos étrangement organisé. Dans le salon, les touches d’un piano bougent toutes seules, figurant le mystère de ce qui fait tenir l’harmonie familiale.
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Le film est constamment sur une ligne de crête entre excitation et angoisse, à l’image des fêtes de famille pour beaucoup. Dans les premières minutes du film, la mise en scène traduit l’intensité des arrivées et des retrouvailles. En filmant en contre-plongée les embrassades et en soulignant le son des bises et des cris de joie, Taormina transmet le sentiment de claustrophobie anxiogène que peut provoquer la proximité physique. Cette impression d'étouffement est aussi palpable dans la scène du dîner, pendant laquelle tous les membres de la famille sont réunis autour de la table, tassé·es les un·es à côté des autres, pouvant à peine bouger. Si le film risque parfois de tomber dans le piège qu’il met en scène, notamment avec une surenchère de musique et de plans à faire tourner la tête, le cinéaste parvient aussi à créer des sas de décompression, en jouant constamment sur le rapport entre intérieur et extérieur. Le motif récurrent du seuil distingue le monde des adultes, dans la maison, de celui des ados, dans la rue. Entre les deux, la porte ouverte du garage apparaît comme un refuge, un lieu à mi-chemin entre le dehors et le dedans, où l’on se confie entre deux cigarettes. Lorsque toute la famille sort pour voir passer la parade de Noël, le rituel revêt encore une fois une inquiétante étrangeté. Les lumières hypnotisantes du camion de pompiers qui passe à toute vitesse deviennent éblouissantes et les cris d’excitation cauchemardesques. Les ralentis sur les ampoules et les couleurs criardes des néons en mouvement créent une esthétique proche de l’hallucination visuelle, une frénésie à la limite de la panique, et rappellent les cauchemars lynchiens de Twin Peaks. La banlieue américaine est ici un décor où la bizarrerie côtoie le banal, et sur lequel le cinéaste porte un regard à la fois référencé et singulier, jamais cynique.
Le cinéma de Taormina met en scène avec douceur la pulsion d’évasion des adolescent·es, thématique classique du cinéma qui trouve dans l’école buissonnière une faille à explorer, un monde à découvrir. Sans jamais adopter un point de vue surplombant ses personnages, il s’inscrit dans la lignée d’une nouvelle génération de cinéastes américain·es qui infuse d’une mélancolie précoce ce thème de la fuite des jeunes adultes. De The Sweet East de Sean Price Williams à Riddle of Fire de Weston Razooli, les odyssées enfantines sont enrobées d’un voile vaporeux entre inquiétante étrangeté et magie de l’imaginaire, auquel le grain exagéré de la pellicule donne un aspect volontairement vintage. Ces films se veulent des romans d’apprentissage, où les questionnements existentiels saisissent très tôt les grands enfants, et où les épopées des jeunes aventuriers ne sont pas sans gravité.
Avec Noël à Millers’ Point, Tyler Taormina investit avec humour et tendresse le genre désuet du film de Noël. Le film ressemble à un rêve cotonneux et brillant, comme une plongée dans une nuit américaine à la limite du réel. Alors qu’elle s'apprête à rentrer chez elle, la jeune Emily est saisie par une vision : dans la forêt, des jeunes emmitouflé·es observent une patineuse sur un lac gelé. L’Amérique de Taormina est un monde kitsch et bruyant, mais aussi un conte familial intime fait d’apparitions, une nuit sans fin où tout semble possible.
LOUISE BERTIN
Noël à Miller’s Point
Réalisé par Tyler Taormina
Écrit par Tyler Taormina et Eric Berger
Avec Matilda Fleming, Michael Cera, Francesca Scorsese
États-Unis, 2024
Une boule de Noël irisée, à la fois réconfortante et crépusculaire : Tyler Taormina filme un réveillon qui réunit les membres d’une famille italo-américaine de classe moyenne. Alors que la nuit avance et que des tensions éclatent, l’une des adolescentes s’éclipse avec son amie pour conquérir la banlieue hivernale.
En salles depuis le 11 décembre