RENCONTRE AVEC MARYAM TOUZANI – “L’âme même d’un artisan déteint sur l’œuvre d’art qu’il est en train de créer”
À cœur ouvert, la talentueuse cinéaste marocaine Maryam Touzani (Adam, Un certain regard, Cannes 2019) nous parle de son nouveau film : Le Bleu du caftan, et la nécessité de sublimer le patrimoine culturel marocain à travers ses films.
Comment est née l’idée de ce film ?
Tout a commencé pendant les repérages de mon film Adam. J’ai rencontré un monsieur dans la médina qui m’a beaucoup émue. J’ai senti qu’il y avait toute une partie de sa vie qu’il cachait, parce que la société ne l'acceptait pas. Peut-être que ce n’était pas le cas, et qu’il s'agissait uniquement d’un ressenti, mais c’était très fort. Je suis retournée le voir à plusieurs reprises pour passer du temps avec lui. Je me suis rendu compte qu’il m’avait ramenée au souvenir de beaucoup d’hommes que j’avais vus de loin, dans mon enfance et adolescence, ou à des histoires que j’avais entendues à demi-mot, de couples qui étaient ensemble mais dont le mari était homosexuel. Lorsque j’ai rencontré ce monsieur, il m’a ramenée à tout cela. Ce personnage s’est ensuite construit en moi. Dans le film, le personnage de Halim est aussi un maître artisan qui essaie de garder en vie un métier en train de disparaître. Il y a de moins en moins de maîtres artisans malheureusement, et leur savoir-faire est en train de mourir avec eux. C’est un métier de l’ombre qui ne se transmet plus, car ces artisans ne trouvent plus d’apprentis. C’est une chose qui me touche profondément.
J’ai grandi avec un caftan de ma mère, celui que j’ai porté pour la montée des marches à Cannes. Ce caftan a jalonné mon enfance et mon adolescence jusqu’au jour où elle me l’a donné. Lorsque je l’ai porté, j’ai compris alors la valeur, et la beauté de pouvoir transmettre.
J’ai donc passé beaucoup de temps avec des maîtres artisans à Casablanca pour les écouter et comprendre leur ressenti par rapport à ce qui se passe dans leur milieu. Lorsque j’écris, ce n’est jamais une écriture réfléchie, je ne pense jamais en amont à mes personnages et je ne me demande pas : « Quelle histoire vais-je écrire ? » Ce sont toujours des rencontres avec des personnes ou avec des lieux qui m’inspirent et qui, petit à petit, font leur chemin à l’intérieur de moi. Un jour, je sens qu’il y a un besoin d’écrire, et qu’une histoire s’est construite quelque part à mon insu.
Dans vos films, vous mettez souvent en lumière l’idée de transmission, ainsi que le patrimoine culturel marocain : la pâtisserie marocaine dans Adam, l’artisanat du vêtement dans Le Bleu du caftan. De même, vous avez tourné tous vos films au cœur de la médina de Casablanca. Ces thèmes et ces lieux vous tiennent à cœur ?
Il y a beaucoup de choses que l’on oublie dans notre monde moderne et que nous laissons de côté. Peut-être que je suis nostalgique ou romantique, mais ce sont des choses qui me touchent beaucoup. J’ai envie, ne serait-ce que durant deux heures, de les mettre en lumière et de sensibiliser les gens aussi. Certes, il y a des choses qu’il faut aller bousculer dans la tradition, mais il y a aussi de belles traditions qu’il faut protéger, car elles font partie de qui nous sommes. Dans mes films, j’ai envie de pouvoir les raconter autrement, de les sublimer, et de les valoriser. La tradition du maalem (“maître artisan”) est justement une tradition qui est en train de disparaître, et cela a été difficile pour le tournage du film.
Pour mes deux films, je me suis retrouvée face à de réels problèmes. Lorsque j’allais tourner Adam, j’ai fait le tour de la médina pour trouver de la rziza (pâtisserie marocaine), préparée à la main et non à la machine, mais je n’ai pas trouvé une seule personne… Et pour les maalem, j’ai été confrontée au même problème ! Certains travaillent dans des ateliers de designer, d’autres se sont dispersés, et puis il y a aussi ceux qui ne travaillent plus qu’à la machine car cela va plus vite et coûte moins cher à faire. Nous vivons dans un monde où tout va très vite, on le voit avec l’industrie de la fast fashion, la mode jetable. Mais le caftan de ma mère traverse le temps, car il a été réalisé de manière méticuleuse. Je n’ai pas de fille, mais j’ai un fils, qui peut-être le donnera à son tour à sa femme. Un artisan met des mois à concevoir un caftan, son âme même déteint sur l’œuvre d’art qu’il est en train de créer.
Quelle est la place des femmes cinéastes dans le paysage audiovisuel marocain ? Est-ce une place qui se renouvelle ?
C’est dynamique, il y a de nouvelles réalisatrices marocaines, comme par exemple Sofia Alaoui dont le court-métrage Qu’importe si les bêtes meurent (2021) a eu un César, ou encore Yasmine Benkiran et son film Reines (2022) qui était à la Semaine de la critique à Venise, ainsi qu’au Festival International du film de Marrakech. Ce sont de jeunes réalisatrices marocaines dont les films traversent les frontières, donc ça bouge !
Quels sont les femmes cinéastes dont vous aimez le travail ?
Je n’aime pas penser en tant que cinéaste femme, ou parler de cinéma masculin ou féminin, car c’est comme si cela m’enfermait dans une catégorie. J’aime parler de cinéma tout court, et je souhaiterais parfois ne même pas savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme qui a réalisé un film. Je n’ai pas envie d’alimenter cette façon de penser ni que l’on me demande : « Est-ce que votre prochain film sera aussi un film de femme qui parlera de problématiques de femmes ? » Eh bien non, pas forcément, moi ce qui m’intéresse, c’est l’humain, et l’humain est plein de nuances.
Propos recueillis par Sarah Dulac
Cette interview a été réalisée en novembre 2022, lors du Festival international du film de Marrakech.