RENCONTRE AVEC CÉLINE DEVAUX - Tout le monde aime Jeanne

© Vincent Prades

Repérée dans le passé pour ses court-métrages, Céline Devaux est venue présenter son premier long-métrage, Tout le monde aime Jeanne, à la Semaine de la Critique 2022. Nous avons rencontré, lors du Festival de Cannes, cette réalisatrice qui met en scène Blanche Gardin dans le rôle d’une femme endettée, qui retrouve par hasard un ancien camarade fantasque, interprété par Laurent Lafitte.


Qu’est-ce qui t’a donné envie de réaliser un long-métrage en prises de vue réelles, sachant que tu viens de l’animation ?

Céline Devaux : Même quand j’ai commencé les films d’animation, je me suis dit que j’avais envie de faire des films avec toutes sortes de matières et d’expériences différentes. J’aime penser en termes de films de montage, j’aime me dire que toute matière peut faire film, qu’on peut faire un film très pauvre ou très riche et que c’est la narration qui l’emporte. Comme je suis dessinatrice, j’ai commencé par l’animation mais j’avais envie de travailler avec des acteurs depuis longtemps. J’ai voulu faire un long-métrage parce que je voulais raconter cette histoire d’avoir une voix dans la tête constamment, comme un dialogue entre la réalité et l’imagination, qui serait le dessin dans ce cas précis.


Penses-tu que la séparation qu’on fait habituellement entre le film d’animation et le film en prises de vue réelles n’a pas lieu d’être ?

CD : Elle a lieu d’être parce que c’est industriel et que c’est historique. L’animation nous a été présentée comme un type de film et un type de narration, c’est normal que ça soit ancré en nous mais je pense qu’il n’y a aucun problème pour que ça devienne autre chose. C’est presque cognitif, quand les gens voient de l’animation, ils pensent que c’est pour les enfants. Du coup c’est assez marrant de faire faire ou faire dire des choses très adultes ou très violentes à des personnages animés parce que ça crée une surprise.


Comment est né le personnage de Jeanne, en dépression à Lisbonne ?

CD : C’est venu de plusieurs choses. D’abord je voulais faire une comédie sur la dépression parce que c’est un sujet qui me tient à cœur. Je ne voulais pas faire un film littéral, je voulais un rythme de comédie pour parler d’une chose qui, justement, est complètement dé-rythmée car la dépression fait qu’on n’est plus en rapport ni avec le temps ni avec nos émotions. Je commençais à bien connaître la ville de Lisbonne parce que j’y étais beaucoup allée pour mes films, et j’avais vécu un truc très particulier là-bas, qui est d’être extrêmement déprimée dans un endroit très très beau. C’est une sorte de confirmation de notre déprime parce que tout est tellement beau qu’on sait qu’on ne voit plus la beauté, c’est une sorte de miroir inversé de notre intériorité. et je m’étais dit « C’est horrible, c’est presque pire d’être angoissée dans un endroit magnifique que dans un endroit qui est à l’image de notre angoisse », on voudrait presque un endroit laid quand on est angoissé. C’est de là que vient toute cette histoire. 


On retrouve de la mélancolie dans d’autres de tes films, comme dans le personnage de Vincent Macaigne dans Le repas dominical ou dans Gros chagrin avec ce couple qui se sépare. C’est un thème qui te tient à cœur ?

CD : Oui je pense. La mélancolie c’est l’incapacité, dans mon expérience, à vivre le présent. C’est le serpent qui se mord la queue : je ne sais pas si c’est parce qu’on n’arrive pas à vivre bien parce qu’on est mélancolique, ou qu’on n’arrive pas à vivre bien parce qu’on se rattache au passé. C’est un ancrage, on peut se souvenir de choses très désagréables ou très agréables, dans tous les cas on n’est pas du tout dans l’instant. C’est une expérience assez universelle, qui fait que quand on a une très grosse émotion, c’est incroyable parce qu’elle rompt ce cercle vicieux, et on passe beaucoup de temps à chercher cette émotion, l’amour pur, la joie pure, la surprise, émotion qui est très très rare. Ce n’est pas pour rien que je fais ce métier d’ailleurs, parce que c’est beaucoup de travail et de réflexion et, à un moment, des chocs émotionnels immenses. 

« J’aime penser en termes de films de montage, j’aime me dire que toute matière peut faire film, qu’on peut faire un film très pauvre ou très riche et que c’est la narration qui l’emporte. »

D’où vient le personnage de Jean, totalement fantasque et cleptomane ? Il te ressemble ou c’est de la pure invention ?

CD : Jean, c’est un agrégat de personnes que j’aime et de personnes dont j’admire la sincérité. A la sortie de l’adolescence, je me souviens avoir compris que le cynisme n’était plus si intéressant que ça et que l’autodérision et la violence envers soi-même pour devancer les critiques des autres c’était assez triste. Il y a un moment où j’ai accepté que les gens sincères autour de moi soient vraiment sincères, je n’étais plus méfiante quand ils disent ce qu’ils pensent. Jean fait ça et c’est incroyable de rencontrer des gens comme ça parce qu’ils nous libèrent complètement. 

Cette petite voix intérieure, c’est une continuation de la voix dans Le repas dominical ou elle part d’une envie d’aller encore plus loin ?

CD : C’est une continuation de tous les films que j’ai fait où, à chaque fois, j’essaie de retranscrire le rythme de l’existence. Il n’y a pas de temps unique, on est toujours dans un aller-retour entre le passé, des émotions contradictoires, c’est très difficile de vivre une seule chose à la fois. Quand on a une conversation avec quelqu’un, on va se demander si on a un truc entre les dents, puis on va penser à quelqu’un qui avait un truc entre les dents il y a dix ans etc. Ce sont des sortes de voyages intérieurs que je trouve passionnants et qui sont très difficiles à retranscrire au cinéma. C’est aussi la forme poétique que j’admire le plus, le stream of consciousness de Virginia Woolf, cette espèce de voyage où on essaie de retranscrire l’existence dans l’infini. 

L’animation te permet, avec cette petite voix, de créer de l’humour. 

CD : Le ressort comique est très simple techniquement, c’est-à-dire qu’on a le droit de voir ce que vit quelqu’un et d’entendre ce qu’il pense au même moment, ce qui n’est pas le principe du cinéma, puisque le principe du cinéma c’est de regarder les gens et d’être en catharsis. Je trahis le concept et je fais un truc presque plus littéraire en disant « Mais attendez il faut qu’on sache ce que pense la personne en même temps », et c’est extrêmement drôle à faire, parce qu’en écriture c’est génial, en montage aussi, car tu peux créer des coupes extrêmement drôles, des paradoxes géniaux. Et comme Blanche a une sobriété de jeu admirable, le contraste entre son visage très stoïque et l'excitation intérieure marche bien.

@ Les Films du Worso - O som e a furia

Que te dit-elle ta petite voix intérieure à toi ?

CD : Franchement tu peux considérer à peu près tout ce qu’il y a dans mon film comme plus ou moins autobiographique ! Cette petite voix c’est la honte en fait, je crois que la mélancolie et la honte sont des sentiments profondément humains et totalement inutiles. Ça n’a pas d’utilité dans notre existence, ce ne sont que des barrières, c’est pour ça que c’est intéressant d’en parler. La honte mène rarement à quelque chose, par contre partager sa honte aux autres ça c’est vraiment très beau, c’est des moments de fragilité et de drôlerie assez géniaux.

Pourquoi avoir utilisé ta voix et pas celle de Blanche Gardin ?

CD : On a d’abord tourné les images en prises de vue, j’ai fait l’animation après, et quand j’ai vu les premières images du film Blanche m’a époustouflée, dans ce qu’elle a proposé pour le personnage de Jeanne. J’ai trouvé ça tellement sobre, tellement fin, tellement au service de l’histoire, que soudainement la voix intérieure, c’était trahir ce qu’elle avait fait en tant que comédienne, c’était la commenter, et c’était extrêmement dommage, ça desservait quelque chose qu’elle m’avait littéralement offert pour le film. J’avais fait une voix témoin pour avancer en montage, et en fait les 400 prises d’Iphone sont restées dans le film.

Entre le moment où le film existe dans ta tête de manière imagée et le moment où tu le vois monté et mixé, est-ce qu’il y a beaucoup de différences ?

CD : Oui, il y en a beaucoup parce qu’on avait décidé avec ma monteuse de génie Gabrielle Stemmer qu’elle monterait pendant que je tourne, comme ça quand je rentrais de Lisbonne je pourrais voir un bout-à-bout. Puis elle a continué de travailler pendant que je commençais l’animation, et enfin je l’ai retrouvé pour reprendre le montage ensemble. Pendant qu’on montait, j’ai continué à dessiner, donc c’était une fabrication constante et il y a énormément de moments d’animation que j’ai inventés très tardivement, d’ailleurs c’est ce que je voulais et espérais. C’est quand même un luxe inouï de pouvoir réécrire un film jusqu’au bout, il y a une liberté géniale dedans. 

Cinq ans ont passé entre Gros chagrin et Tout le monde aime Jeanne, c’était cinq ans de développement de ton long métrage ou tu avais d’autres projets que tu as commencé à développer en même temps ?

CD : J’ai mis beaucoup de temps à écrire le film parce que j’étais préoccupée par l’idée d’écrire un long-métrage. Plutôt qu’une idée claire, j’avais plusieurs thèmes qui me tenaient à cœur, mais j’étais pas poussée par un arc narratif, c’est rarement le cas dans mon écriture, même si pour un long-métrage, c’est quand même assez nécessaire. Puis il y a eu le Covid, ça a rallongé le temps de l’écriture mais ça a été très bénéfique. Je suis produite par les Films du Worso qui ont réussi à financer le film rapidement. 

« Le ressort comique est très simple techniquement, c’est-à-dire qu’on a le droit de voir ce que vit quelqu’un et d’entendre ce qu’il pense au même moment, ce qui n’est pas le principe du cinéma, puisque le principe du cinéma c’est de regarder les gens et d’être en catharsis. »


Tu utilises tes acteurs à contre-emploi, Blanche Gardin qui est une grande actrice comique, est plutôt mutique et renfermée, puisqu’elle est en dépression, et Laurent Lafitte c’est l’inverse, on lui découvre un potentiel comique décuplé dans ce film.

CD : C’est magique de travailler avec des personnes aussi talentueuses qui, déjà, me font confiance pour un premier long-métrage, ce qui n’est pas évident, et qui plus est, de leur proposer d’être un peu à côté de soi-disant le rôle qui leur serait destiné. Laurent Lafitte et Blanche Gardin ont tous les deux été très sobres, parce que le film est parsemé de gags, il y a du grotesque, les fringues de Jean sont grotesques, donc ce n’était pas possible d’être grotesque dans le jeu, ça n’aurait jamais marché. Jean a un aspect particulier, c’est qu’il est très drôle mais il est très tendre aussi, donc il ne fallait pas qu’il exagère pour pouvoir jouer la tendresse, et il l’a su le faire avec un talent exceptionnel. Il y a vraiment une partie très attachante dans son personnage parce qu’il y a un moment on sent qu’il prend soin, et je trouve ça vraiment beau et c’est lui qui l’a proposé.

Comment as-tu accueilli la nouvelle d’être sélectionnée à la Semaine de la Critique ? Est-ce que c’était ta première fois à Cannes ?

CD : Ce n’est pas la première fois parce que Le repas dominical était en compétition officielle – en courts-métrages – , et je pense qu’à l’époque j’avais eu une expérience du festival de Cannes que j’aurais plus jamais de ma vie, c’est-à-dire une ignorance crasse de tout ce qui se passe ici et absolument zéro enjeu, parce que la seule bonne nouvelle c’était d’y être en d’être. Donc j’étais à peu près ivre 24h/24 pendant une semaine ! Pour Tout le monde aime Jeanne, on espérait qu’il soit sélectionné et on a fini le film à temps pour Cannes. Quand on reçoit l’appel de Cannes, on est ivres de joie, surtout pour un premier film, on est très fragiles, on se dit que tout peut nous aider pour que ça fonctionne.

Quel est le thème de ton prochain film ? Ce sera en animation ou prise de vue ?

CD : J’ai deux projets dans les fourneaux, il y en a un qui sera entièrement en animation, et un autre qui sera à nouveau comme ça, un truc cousu mais ce qui m’intéresse c’est de trouver différentes matières pour raconter. Le cinéma de la contrainte, c’est très beau parce que ça met à l’épreuve notre attachement à ce qu’on veut raconter, si t’as pas les moyens d’avoir 200 figurants, il faut trouver une image d’archive et la scène sera peut-être mille fois mieux parce que tu as tellement tenu à ton idée que t’as trouvé le meilleur moyen pour la représenter. Quand on a tout à disposition, je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur moteur créatif. Et l’animation c’est une grande simplicité pour moi, je la fais seule, avec l’aide de mon assistante qui s’appelle Rosalie Loncin, mais je peux juste rentrer chez moi et dessiner. C’est pareil avec les photos, avec les images tournées à l’Iphone, les images d’archives et c’est beau d’aller trouver des moyens de raconter à tout prix, ça veut vraiment dire qu’on tient à l’histoire. 


Propos recueillis par Esther Brejon le 22 mai 2022 à Cannes

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