ANATOMIE D’UNE CHUTE - Justine Triet

Copyright 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Assassiner la vérité

Au lieu de chercher la vérité, Justine Triet la tue pour mieux la disséquer, et ainsi appréhender sa complexité dans le formidable Anatomie d’une chute. Un sujet clé dans l'œuvre de la cinéaste et qui trouve ici une forme d’apothéose à travers l’attribution de la Palme d’or en mai dernier.

Oubliez tout point de vue omniscient : l’Anatomie d’une chute compose avec la réalité. Au-delà du simple film de procès, genre ô combien codifié, l'œuvre de Justine Triet amène ses spectateurs à dépasser le dénouement de la vérité : il nous questionne sur les vérités. Cette quête travaille Justine Triet depuis longtemps. C’est en effet toute une œuvre qui s’articule autour de la question de cette recherche de la vérité, à la fois formelle (le réalisme de La Bataille de Solférino, où Triet filmait ses comédiens, rappelons-le, au milieu d’une foule de militants socialistes le soir de l'élection de François Hollande) et théorique. Avant Anatomie, la cinéaste s’était à ce titre déjà initiée au film de procès avec Victoria, dans un registre plus comique cette fois. Mais ici, ses questionnements sont poussés à leur paroxysme, portés par des idées de mise en scène aussi simples que redoutablement efficaces. 

Car plus qu’un film de regards, Anatomie d’une chute est un film de projections, dans lequel chaque personnage y va de son opinion pour reconstituer les faits lors de ce procès, celui d’une écrivaine, extraordinaire Sandra Hüller, suspectée d’avoir poussé son mari Samuel du toit de leur chalet. Au premier plan de ce spectacle judiciaire, on retrouve par exemple un avocat général exubérant (Antoine Reinartz) qui semble fouler les planches du mauvais parquet : sa théâtralité le pousse à l’erreur. Aveuglé par ses convictions, le magistrat finit même par citer plusieurs extraits d’un roman écrit par l’accusée et qui pourrait témoigner de sa culpabilité. Le fantasme prend ici le pas sur les faits, sur la réalité, sur la vérité. 

Puis, des experts aussi discordants qu’imprudents se contredisent sur les circonstances de la mort de Samuel, notamment sur l’épineuse question des projections de sang. Un premier expert s’appuie sur des schémas 3D, tandis que l’autre prétend le contraire par des gestes chorégraphiques aussi inappropriés pour un procès que pour parler d’un décès. Cette valse grotesque nous amène d’un côté puis de l’autre de la vérité. Tout semble orchestré pour jouer la grossièreté et critiquer la faculté de l’esprit humain à tisser des certitudes pour se rassurer. 

Copyright 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

De la vérité aux vérités 

C’est l’écoute de l’enregistrement d’une dispute du couple qui fait rupture et s'affranchit de cet excès. La mise en scène simple et radicale de Justine Triet invite son spectateur à errer de la salle d’audience à la cuisine de l’accusé, traversant la frontière du privé. Ébahis, tus, prostrés : on sort, nous aussi, du jugement, et on envisage enfin la complexité de la relation. À cet instant, ni Sandra ni Samuel ne sont irréprochables : ils sont tous les deux égaux dans leur incapacité à s’écouter… Jusqu’à en arriver à une violence physique, non montrée à l’image mais seulement perçue à travers le son du dictaphone. Une violence qui vient nous sortir de cette scène de ménage, nous laissant aussi interloqués que le public de la salle d’audience dont Triet filme les visages, tel un miroir présenté à la salle de cinéma. 

Cette rupture de communication entre les deux protagonistes de cette affaire était d’ailleurs annoncée dès le début du film lorsque Samuel provoque Sandra en lançant à pleine balle la chanson “P.I.M.P.” (dans sa version bossa nova du groupe Bacao Rhythm & Steel Band) alors que cette dernière donne une interview. Devenue la bande originale du long métrage, cette musique illustre, par ses samples cycliques et crescendos, notre faculté à nous enivrer de notre propre réalité. Plus tard, l’intervention du psychiatre de la victime lors du procès, persuadé d’être le seul à connaître les pensées intimes de cet homme qu’il n’a pourtant suivi en thérapie que quelques mois, confirme la même pensée : le monde n’est que le fruit de nos perspectives personnelles. 

La plus belle métaphore de Justine Triet pour relever notre faculté à nous aveugler est de dépeindre le portrait d’un enfant malvoyant. Elle nous dit qu'à défaut de voir, il sait écouter. C’est avec une certaine sagesse qu’il s’exprimera face à la juge lors de son dernier témoignage : “Quand on ne sait pas où est la vérité, on se demande pourquoi elle est arrivée”. Bien qu’entouré d’adultes censés être raisonnés, c’est finalement grâce à son chien Snoop, qu’il intoxique volontairement pour y voir plus clair dans la théorie d’un potentiel suicide de son père, que l’enfant va déterminer, ou plutôt choisir, sa vérité. C’est la place première du chien, lequel ouvre et clôture le film, qui poursuit donc cette crise d’identités générale dans Anatomie d’une chute.

Le constat est simple : la vérité n’existe pas dans un monde peuplé d’êtres humains - pas un hasard, donc, si on retrouvait déjà un drôle de bestiaire (dalmatien, singe) dans les séquences les plus absurdes du procès de Victoria. Justine Triet se confiait récemment aux Cahiers du cinéma et confirmait cette volonté : “Je crois qu’il y a deux catégories de film de procès : ceux qui vont tout résoudre et ceux qui se construisent sur le manque. Mon film fait partie de ces derniers. (...) C’est presque organique, le fait de vouloir zoomer au plus près d’un procès, en examiner de trop près les éléments, va déformer l’image et faire que l’on ne va plus rien y voir, ou va du moins nous éloigner de la réalité”. Le film nous invite alors à reconsidérer le bien et le mal, le bourreau et la victime, l’adulte et l’enfant : s’approcher d’une vérité nécessite de déconstruire l’idée même de vérité. L’intelligence de ce film réside alors dans le paradoxe suivant : c’est un film de procès qui condamne le jugement.

Victoria Faby & Alicia Arpaïa 

Anatomie d’une chute

Réalisé par Justine Triet

Écrit par Justine Triet et Arthur Harari

Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner…

France, 2023


Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.

Palme d'Or du Festival de Cannes 2023.

Sortie en salles le 23/08/2023.

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