JUDAS AND THE BLACK MESSIAH - Shaka King
Duel à Chicago
Judas and The Black Messiah revient sur les événements précédant la tragique mort de Fred Hampton, le leader du Black Panther Party d’Illinois. Un assassinat perpetré par le FBI, en collaboration avec la police de Chicago, dans les locaux des Black Panthers pendant son sommeil. Un long procès de douze années s’est ensuite tenu, soldé par une entente entre le bureau du procureur et les familles des victimes. En 1990, une série documentaire Eyes on the Prize 2 s’entretient avec William O’Neal. Il délivre face caméra un témoignage poignant de son infiltration au sein de l’organisation et de son implication dans l’assassinat de Hampton. Le film qui nous intéresse, réalisé par Shaka King, explore les deux figures de cette tragique histoire. Le Messie, Fred Hampton, un fervent activiste pour les droits de la communauté afro-américaine et plus globalement pour la justice sociale. Le Judas, William O’Neal, un voleur de voiture, enrôlé dans une mission qui le dépasse.
Confrontation biblique
“Nous combattrons le capitalisme avec le socialisme”. Ce sont les mots prononcés par Hampton (interprété ici par Daniel Kaluuya), projeté devant une salle comble d’agents du FBI. Le célèbre J. Edgar Hoover y présente un montage de véritables images d’archives retraçant l’histoire des Black Panthers. L’accent est mis sur leurs actions sociales, bénéfiques pour une communauté où la précarité s’est installée dans bon nombre de familles. Le Black Messiah du titre est repris par Hoover pour présenter la menace du leader. Il est une voix émergente, un orateur électrisant qui rassemble toute une communauté pour faire front contre la suprématie blanche. Dans le regard de Hoover, il devient l’homme à abattre. Cette introduction déploie les bases d’un système visant à éradiquer la révolution naissante. La radicalité politique de Hampton contre la volonté puissante du bureau fédéral à garder le pouvoir.
Pour se faire, il leur faut une “taupe”, quelqu’un qui ne croit pas aux discours du leader et soit prêt à prendre des risques pour le faire tomber de l’intérieur. Le rôle revient à William “Bill” O’Neal (Lakeith Stanfield), jeune voleur de voiture, avec la particularité de se faire passer pour un agent du FBI afin de commettre ses larcins. Ce parfait Judas s’oppose donc à Fred Hampton. Si ce dernier convoque une certaine radicalité, Bill au contraire est loin d’avoir des opinions politiques. Lors de son interrogatoire mené par l’agent Roy Mitchell (Jesse Plemons), il confesse n’avoir jamais pensé à la colère que peut amener les morts de Martin Luther King et Malcom X, devenant ainsi la proie idéale. La mise en scène l’enferme au bord du cadre, filmé en plongé pour l’écraser encore plus. Shaka King oppose l’impuissance de Bill, blessé à la tempe et assoiffé, comme l’atteste sa voix éraillée, à l’assurance de Mitchell, persuadé d’avoir trouver le pion parfait pour détruire les Black Panthers. Le cinéaste insiste sur le choix biaisé que doit faire le personnage. Cinq ans de prison ou de l’argent et la liberté. La confrontation biblique se met en place.
Un objet cinématographique
Le réalisateur rend compte de cette dualité directement dans sa façon de filmer ses deux protagonistes au début du film. Bill est introduit de dos, en pleine nuit, dans une séquence qui sent bon le film noir des années 1940. Une musique jazzy, un personnage mystérieux. À contrario, Fred Hampton est directement mis dans la lumière, délivrant un discours enivrant devant un public qui boit ses moindres paroles. L’ombre et la lumière. Ce récit manichéen s’inscrit directement dans la mise en scène de Shaka King. Les mots “inspiré de faits réels” apparaissent quand le film débute, mais le cinéaste ne rentre pas dans le jeu du biopic désireux de s’ancrer dans la véracité.
Judas and The Black Messiah se place comme un pur produit de cinéma. Cette histoire tragique se réinvente par l’image et s’intéresse uniquement aux personnages, les vecteurs du récit. C’est pourquoi Hampton n’est pas le seul personnage principal. C’est pourquoi, également, le cinéaste ne va jamais chercher à filmer ce qui l’éloignerait de Bill et Fred. La ville de Chicago est peu montrée dans le cadre. L’implication du maire de la ville n’est pas abordée non plus. Le film se borne à faire passer le message des injustices par les mots du leader des Black Panthers et montre de la violence quand celle-ci sert à la narration. Il est parfois dommage de ne pas aller chercher au-delà, pour montrer le système qui régit autour des communautés noires de Chicago, des minorités qui souffrent d’une politique violente de la part des institutions. Peut-être parce que le cinéaste veut creuser vers un propos plus intime, vers une réflexion sur la manipulation d’un seul individu par tout un groupe détenant le pouvoir. Dans la réalité, Bill O’Neal avait dix-sept ans quand il est “recruté” par le FBI, Fred Hampton avait vingt et un ans quand il a été tué. En donnant ces rôles à des acteurs plus vieux, Shaka King fait le choix de s’appuyer uniquement sur sa narration pour faire ressentir la tragédie qu’il nous raconte.
Notion de sacrifice
Parce qu’il veut creuser l’humanité derrière les figures de Fred Hampton et Bill O’Neal, Judas and The Black Messiah s’intéresse à un troisième personnage. Deborah Johnson, la fiancée du leader des Black Panthers, ici interprétée par l’actrice Dominique Fishback. Lors de son assassinat, Deborah est enceinte de huit mois et continuera par la suite, avec son fils, la lutte de son compagnon. Le film nous montre, en parallèle de l’action, leur histoire d’amour naissante dans un contexte tendu. Une réflexion se dresse au travers de ces moments plus doux, d’émotion et de partage. Quel est le rôle des femmes dans la révolution ? Certaines font partie intégrante de l’action. Une en l'occurrence dans le film (Dominique Thorne) qui appartient à la garde rapprochée du leader, au côté de Bill. D’autres sont autour de la lutte, dans des actions de care, un trope que l’on retrouve souvent chez les personnages féminins. Le personnage de Deborah est plus complexe et se fond dans la narration avec beaucoup d’aisance. Dominique Fishback y est pour beaucoup, prenant très au sérieux le fait d'interpréter un personnage réel, encore vivant aujourd’hui. Le poème qui se trouve au cœur du film, récité par Deborah, a été écrit par l’actrice elle-même et propose une vision plus large de son rôle dans le récit. Révolutionnaire, femme, fiancée, mère. Son rôle est multiple et de ce fait, les conséquences de ces choix sont décuplées. Si Fred peut donner son corps et sa voix au peuple, Deborah doit prendre en compte la vie qu’elle porte dans son propre corps. Par son thème biblique, le film détient la notion du sacrifice. Le sacrifice du messie de porter haut une voix pour sa communauté.
Une autre forme de sacrifice se dévoile par les rares personnages féminins dans le regard que leur porte Shaka King. Celle des femmes noires, épines dorsales du mouvement, qui donnent le corps de leurs enfants, de leur compagnon pour le bien de la lutte. Le visage de Deborah, filmé pendant qu’un policier tire sur Hampton endormi et sans défense, détient toute la puissance de ces voix silencieuses, dont la force s’élève quand elles doivent crier leur douleur devant les caméras du monde entier pour réclamer justice.
Dans une mise en scène fiévreuse, Judas and The Black Messiah confronte les points de vue pour nous offrir un pur objet de cinéma, qui par sa narration nous montre un pan de l’histoire des États-Unis et offre un miroir à notre actualité.
Réalisé par Shaka King
Avec Daniel Kaluuya (Oscar du meilleur second rôle), Lakeith Stanfield, Dominique Fishback, Jesse Plemons ...
Chicago, 1968. Petit malfaiteur spécialisé dans le vol de voitures, William O'Neal se fait passer pour un agent du FBI pour commettre ses larcins. Lorsqu'il se fait coincer, le FBI propose d'effacer l'ardoise à condition qu'il devienne informateur ; il est chargé d'infiltrer les Black Panthers et de suivre de près Fred Hampton, le jeune chef charismatique du parti dans l'Illinois.
Disponible sur Canal + et en VOD