VOUS NE DÉSIREZ QUE MOI - Claire Simon
Dans l'ombre de Duras
Avec ce nouveau long-métrage, Vous ne désirez que moi, la réalisatrice Claire Simon propose une conversation qui s’approche plus du témoignage documentaire que de la fiction. Cet échange authentique réunit Yann Andréa (Swann Arlaud) et Michèle Manceaux (Emmanuelle Devos). Lui est écrivain, elle journaliste. Il entretient depuis deux ans une relation avec l’autrice Marguerite Duras et souhaite se confier officiellement à son amie. S’en suit alors une discussion quasi-ininterrompue que Manceaux écoute avec attention. Andréa devient le sujet d’une étude vertigineuse sur les notions de déconstruction des masculinités et des mécanismes de dominations amoureuses.
Parler pour exister
Le procédé filmique est simple mais crée une fascination et une curiosité impitoyable, notamment grâce à la teneur intime des échanges. Claire Simon se sert de ces entretiens pour faire le portrait d’un homme torturé mais déterminé à inscrire sa relation littéraire et charnelle dans une forme d’éternité. Il lui permet d’ailleurs d’explorer les thématiques de domination dans les relations amoureuses, généralement socialement « réservées aux femmes ». Simon explore de près une autre forme de masculinité, réservée, soumise et volubile, prête à mettre tous les mots, des plus interdits aux plus honteux, sur tous les états amoureux et sur l’asservissement que peuvent créer les désirs. Une initiative extrêmement rare de la part d’un personnage masculin dans les codes classiques du récit de cinéma.
Yann Andréa y fait la majeure partie de la conversation et Manceaux l’écoute par moments et ne peut pas s’empêcher de le guider pour toucher sous la surface, presque comme une metteuse en scène face à un comédien. Respectueuse ou peut-être par conscience professionnelle, elle se reprend et s’excuse d’orienter son récit, de diriger sa parole inédite et précieuse par peur de la dénaturer. Se faisant, elle élève son témoignage amoureux au rang du sacré. En recevant cette parole, elle la légitime.
Emmanuelle Devos, y est par ailleurs incroyable dans son travail d’écoute, à la manière de Frédéric Pierrot, il y a quelques mois en psychanalyste dans le série En Thérapie. Il est toujours plus dur d’être l’écoutant sans s’éteindre d’un film. Devos, elle, exsude une confiance et une curiosité personnelle, mêlée à une retenue professionnelle. Swann Arlaud est lui aussi épatant dans rôle du tourmenté et rigoureux Yann Andréa, avec un flegme fragile et déstabilisant, on l’admire se débattre avec ses envies, sa sexualité et surtout l’ombre de Marguerite Duras.
La figure Duras
Duras, elle, n’est pas interprétée par une comédienne mais sa non-présence corporelle hante tout le film. Elle n’est visuellement présente qu’au moyen d’images d’archives et de mécaniques sonores rappelant l’économie théâtrale, un téléphone sonnant avec insistance sans qu’on puisse l’oublier et des sons de pas lourds dans un escalier au loin. Duras n’en est que plus écrasante et suffocante, soulignant le besoin vital de Yann Andréa de mettre des mots sur leur relation. Elle resserre l’étau de sa cage, ici le premier étage de la maison de campagne de Duras, où se déroule l’action. Andréa n’est jamais vraiment seul, même si la réalisatrice crée une ambiance tamisée à travers des volutes de fumées, propices aux secrets
Masculinité hors-norme
À travers ces échanges se tissent plusieurs sujets, tels que la domination amoureuse extrême dans un couple, la perte de soi pour satisfaire le désir de l’autre et l’abandon de toute forme de personnalité afin que l’autre puisse nous modeler à son goût, et faire de nous sa création aux jeux cruels de l’amour et du désir. Cette violence passe évidemment par le contrôle du personnel et de la sexualité. Une sexualité que Duras contrôle totalement chez Andréa, dont l'homosexualité a toujours été revendiquée même lorsqu’il était avec elle. Elle procède à une politique d’effacement : il n’y a alors plus de préférences sexuelles, mais qu’une seule forme de sexualité avec Duras. Le reste de la vie privée suit un mouvement similaire, comme ne devenant qu’une seule entité, un seul corps.
Il est rafraîchissant et néanmoins tout aussi inquiétant de constater que c’est un homme qui nous fait le récit de ce genre de relation, souvent associé aux paroles de femmes abusées, maltraitées et réduites au silence.
Andréa articule un discours extrêmement précis sur l’emprise psychique et physique qu’il a accepté de subir de la part de Duras, alors en position dominante de la femme plus âgée et expérimentée et surtout en position de force dû à son statut de femmes de lettres, de réalisatrice et de penseuse. Andréa le dit très bien « Je n’ai plus lu que Duras, il n’y avait plus qu’elle ». Ce constat fait de Vous ne désirez que moi vertigineusement passionnant. Claire Simon se fait la médiatrice d’un parole invisibilisée en recueillant le témoignage de cet homme par le prisme de la caméra comme Michèle Manceaux l’avait fait une première fois par la littérature et démontre la nécessaire libération de la parole.
Réalisé par Claire Simon
Avec Swann Arlaud et Emmanuelle Devos
D’après Je voudrais parler de Duras, entretiens de Yann Andréa avec Michèle Manceaux, éditions Pauvert / Fayard
Compagnon de Marguerite Duras depuis deux ans, Yann Andréa éprouve le besoin de parler : sa relation passionnelle avec l’écrivaine ne lui laisse plus aucune liberté, il doit mettre les mots sur ce qui l’enchante et le torture. Il demande à une amie journaliste de l’interviewer pour y voir plus clair. Il va décrire, avec lucidité et sincérité, la complexité de son histoire, leur amour et les injonctions auxquelles il est soumis, celles que les femmes endurent depuis des millénaires…
En salle le 9 février 2022